L'EMPREINTE.
Ce n’est que l’empreinte, l’empreinte
d’un corps, qu’il enroule autour du sien, lors de l’inquiétante solitude des
nuits, lorsque le vide se fait en lui. Il l’enroule autour de son corps et il
devient un cocon dans lequel il délibère avec ses soifs. Ce n’est que
l’empreinte, l’empreinte d’un corps, il pensait l’avoir oublié, vingt ans déjà,
une histoire qui n’a duré en tout et pour tout que quelques semaines, il était
si jeune à l’époque, si naïf, un fervent de l’amour passion, il avait tout
donné, il était devenu une épave sur l’autel du désir, puis ils avaient rompu
pour les raisons convenues, lui chrétien, elle musulmane, et il avait appris la
syntaxe du deuil, qu’on peut mourir tout en demeurant vivant, qu’on peut se
métamorphoser en une loque, cesser d’être, de respirer, de vivre, son corps une
dépouille enivrée de mort.
Ce n’est qu’une empreinte et il a
évidemment oublié, il a fait la part des choses, le temps passe, fuit,
l’indispensable devient superflu, les émotions sont ce qu’elles sont,
incohérentes, contradictoires mais l’empreinte surgit parfois, ainsi le
souvenir de son corps, corps, moment volés à la vie, moments volés à la
défaite, sa chair n’était pas tant un territoire mais un déracinement, ainsi
s’extraire de soi-même pour peupler les charniers de l’extase, son corps était
une œuvre de générosité, le baptême de succulences toujours renouées. Qu’est-ce
que le temps quand une nuit demeure affligée par trop de déchirures, corps qui
se cherchent, qui s’émeuvent mutuellement ? Qu’est-ce que l’ordre des lois
quand des corps rendus à l’instinct martèlent les périples de l’ensauvagement ?
Qu’est-ce que la vie même quand elle revêt le visage de son contraire mais un
contraire qui s’achève dans une agonie ? Ce n’est qu’une empreinte mais les
corps parfois se déploient comme de la soie, ils en ont la légèreté, la
douceur, ils se muent selon des trames insensées, deviennent sari ou linceul,
qu’importe mais ils savent les formes de ceux blessés de révolte.
Et il n’arrêtait pas de lui dire, je
t’aime, des mots devenus des incantations, répétés sans cesse, il ne pouvait
plus s’arrêter, je t’aime, c’était l’amour d’un corps affamé, il avait attendu,
attendu tant d’années et son corps revendiquait désormais cet autre, il ne lui
appartenait pas mais il lui permettait de s’oublier et d’être, d’être enfin,
comme une pierre peaufinée par le roulis de la lave et il l’aimait, je t’aime,
je t’aime, je t’aime, son corps résolu à cette attente, son corps transmué par
l’argile de leur imaginaire. Il l’aimait.
Ce n’est qu’une empreinte et il s’en
est toujours foutu des gestuels de nos frontières, que lui importait sa
communauté, sa religion, dans le cri orgiaque des émotions il n’est que deux
corps réunis pour une même célébration, que lui importait l’alibi d’une
identité précise, il préférait la confusion des sens, il préférait la poussière
des sueurs dont la demeure est la chair de l’autre, chair qui est l’émanation
d’une terre mélangée. Ce n’est qu’une empreinte mais l’empreinte de la
transgression et de ses possibles.
Ce n’est qu’une empreinte mais
l’autre se perpétue en soi, le premier amour est le premier rituel des corps,
il trace la charpente des passions à venir, on n’invente jamais rien de
nouveau, l’autre est toujours réincarné, il possède une matière qui n’est autre
que la matière est commencements, ainsi premiers mots, désir naissant,
premières angoisses, premières folies, un rite toujours ressassé et matière de
l’alchimie de l’autre, dans son rapport à l’autre, le cycle de sa peau
réinventé en l’autre, le cycle de l’amour toujours le même mais dissemblable,
son empreinte en soi, rien qu’une empreinte, son empreinte en l’autre, deux
miroirs qui se mêlent, qui deviennent non pas un miroir mais une multiplicité
de miroirs, une mémoire des origines et de ses dépassements.
Vingt ans. Ce n’est qu’une empreinte.
Rien qu’une empreinte. Mais comment se fait-il qu’au fil des années le corps de
l’autre ne se dissipe jamais tout à fait, que son empreinte demeure, quelle est
donc cette force ? D’où vient-elle ? Et il suffirait d’un rien pour que tout
s’embrase à nouveau. On croit oublier mais on n’oublie pas, elle est en lui,
lovée dans les anfractuosités de son corps, empreinte d’un premier amour,
empreinte de l’interdit, empreinte qui se mêlera au sceau qui taira la
traversée de son sang.
Umar
TIMOL