mardi 22 octobre 2019

Lecture (philosophie) : Matthias ROUX, "LA DICTATURE DE L’EGO – En finir avec le narcissisme de masse", Larousse, 2018.












L’égoïsme est devenu la valeur cardinale, LA valeur de la postmodernité.
Dans les années 1970, le monde occidental industrialisé, opulent et hyper-technologique a vu apparaître, dans la foulée du développement économique sans précédent des Trente glorieuses, puis dans celle du Jouir sans entrave promu par la pseudo-révolution française de Mai/Juin 1968 ainsi que par d’autres mouvements du même type dans d’autres pays où la jeunesse montante, toute fraîche du baby-boom paraissait impatiente de « changer le monde » à sa manière (telles, aux Etats-Unis, les mouvances hippie, New Age de la contre-culture), la figure pointée du doigt par nombre de sociologues, de l’individu-roi qui, désormais, n’avait plus que deux formules à la bouche : « Chacun pour soi » et « C’est pas mon problème ! ». L’urbanisation galopante, couplée dans de nombreux cas aux mille bienfaits de l’Etat-providence s’accompagna de ce que les sociologues appelèrent aussi un délitement du tissu social ou encore (ce qui revient strictement au même) une atomisation de la société. Dans le même temps, pour couronner le tout, s’imposa l’ère des médias, notamment de la télévision et, plus tard, du web, qui instaurèrent le règne souverain de l’image en même temps que celui du bombardement informationnel, ce qui rendit les gens, les  masses  encore plus manipulables. Même plus besoin de la bonne vieille « propaganda » des redoutables régimes totalitaires collectivistes genre hitlérisme ou  dictature du prolétariat (qu’elle soit de type STALINE, MAO, POL POT ou CEAUSESCU) ! Il faut reconnaître que le capitalisme ultralibéral anglo-saxon a su agir, là, de main de maître.
Répondre à et stimuler, jusqu’à la rendre insatiable, la convoitise des gens et distraire les masses à très grande échelle : du pain et des jeux nouvelle formule, mais en version surdémultipliée.
Dernière étape : réussir à les écarter de tout intérêt pour la « chose publique » (laquelle, pourtant, les concerne au premier chef).
La politique étant devenue, au fil des décennies, l’affaire des experts et autres technocrates, on s’arrangea pour faire passer, à l’intention de chaque citoyen.enne, la consigne « Contente-toi d’être heureux, de t’occuper à fond de ton MOI, trouve le Bonheur tout en te trouvant toi-même et ne te fatigue pas à t’occuper du reste ! – Point barre ».
Comment mieux neutraliser les éventuelles frustrations facilement convertibles en éventuelles colères, en contestations plus ou moins potentiellement révolutionnaires qu’en anesthésiant en vous toute conscience du système dans lequel on vous fait vivre et qui demeure boursouflé d’injustices massives ( fossé Nord/Sud ; persistance et même, récemment, avec le recul de l’Etat-providence et, plus généralement encore, la réduction des appareils étatiques à une impuissance de plus en plus grande par l’hypertrophie de la puissance, de la pression financières mondiales, nouveau développement de la pauvreté dans les sociétés les plus prospères elles-mêmes) – autrement dit, toute conscience de votre propre aliénation ?
Apprendre à l’Homme à tout ramener à son petit Moi, l’encager dedans, voilà la « recette » !
Dans cet ouvrage (de 220 pages), l’auteur, s’il ne souscrit pas à cette vision certes, d’allure complotiste, n’en est pas moins contraint de constater l’indéniable lien entre l’apparition puis l’omniprésence du développement personnel et le recul de l’intérêt – voire l’écœurement – envers la et les politique(s), accompagné lui-même d’une explosion de la mesquinerie narcissique, d’un recroquevillement sur le moi encore jamais atteint de mémoire d’Homme. Cependant, il se refuse à entériner le continuum qu’il pourrait y avoir entre la « Sainte Trinité » qui a vu émerger ses lointaines racines à la période historique dite de la Renaissance (introspection/capitalisme/démocratie) et l’actuelle explosion de l’individualisme converti en pensée unique. Et il absout, par exemple, la psychanalyse de la lourde responsabilité qui est – ou fut, à un moment – la sienne dans ce vaste mouvement, ce large processus.
Sa démonstration me semble, finalement, manquer de force, de pouvoir de conviction dans la mesure où, en toute logique, il me parait passablement difficile de dissocier la culture psy de notre époque (qu’il déplore) d’une pratique qui vous isole à l’intérieur d’un cabinet clos, face à une seule personne « écoutante » et vous contraint à tout recentrer sur vous et sur votre histoire strictement personnelle. La psychanalyse, que l’auteur, de formation philosophique purement littéraire, semble porter aux nues n’est-elle pas l’antichambre, voire la « mère » (directe ou indirecte) du développement personnel, qui est, visiblement, la cible de cet auteur ? N’a-t-elle pas, dans les décennies 1970, 1980 et 1990, obsédé l’intellect de tous les penseurs, de tous les universitaires, de tous les psychiatres, psychologues et médecins et de tous les grands médias que comptait la société française ? Qui ne se souvient des « vogues », des extraordinaires prégnances d’un Jacques LACAN, d’une Françoise DOLTO, d’un Claude OLIEVENSTEIN ou d’un Daniel SIBONY (entre autres) ? Et ne continue-t-elle pas, d’ailleurs, d’imprégner la pensée des clercs français dans une très large mesure (il n’est que de parcourir les rayons « Psychologie » de toutes les bibliothèques de l’hexagone et des DOM pour s’en convaincre) et d’en profiter pour mener une résistance souvent farouche contre les autres formes de thérapies proposées en vue du traitement des dysfonctionnements mentaux, de même que contre les acquis tout récents mais de plus en plus nombreux et pointus des neurosciences, de la psychologie expérimentale (tests) et de l’éthologie humaine qu’elle ignore superbement ?
Notre auteur ne réagit-il pas, en fait, en brave universitaire, en intello de gauche bien traditionnel se sentant menacé par l’évident « crépuscule » de l’influence de sa « caste » et des « vérités » en lesquelles celle-ci et lui croyaient dur comme fer ?
Invoquer SOCRATE, MONTAIGNE, NIETZSCHE et ARTAUD contre les bourrages de crâne softs des best-sellers actuels (et envahissants) du D.P ? Soit. Fort bien, même.
Mais invoquer FREUD et les théories d’inspiration freudienne, qui prétendent éclairer les rouages et la structure du psychisme humain (Ça, Moi, Surmoi, etc.) à partir de données aux trois quarts arbitraires et sans une once de validation scientifique réelle (puisque l’inconscient qui se dégage des nombreuses recherches menées par les spécialistes du cerveau durant les dernières décennies ne ressemble en rien à l’inconscient psychanalytique) ? C’est un peu plus douteux.
Ceci dit, cet ouvrage aura, à tout le moins, l’indéniable mérite de s’élever contre le pré-pensé et contre la crypto-manipulation des masses.
Dans le D.P, plus on cherche à être « soi », plus il semble qu’on devienne, dans les faits (quoique sous une forme plutôt subtile) inauthentique, grégaire.
Tout simplement parce que, comme notre auteur, là, le souligne avec justesse, le « vrai moi », le « moi profond » n’est qu’une vue de l’esprit. Nous nous créons peu à peu par l’imitation, par le mimétisme ; par la perméabilité constante à des influences, à des suggestions multiples. Notre plasticité cérébrale est quelque chose d’étonnant. Quant à notre cerveau, sa complexité a de quoi donner le vertige. L’Homme est également un menteur-né, qui se ment à lui-même, s’autosuggestionne. Il passe sa vie à se positionner par rapport au et en fonction du social. Sa société et sa culture sont sans cesse présents en lui/elle.
L’auteur a raison de nous mettre en garde contre la « quête de soi-même » et contre l’illusion que représente, pour chaque individu, l’idée qu’il posséderait un « noyau dur » d’identité tout personnel, intime, unique, qu’il lui faut « cultiver » jalousement.
Sur quoi un tel repli narcissiste est-il, au demeurant, susceptible de déboucher, sinon sur une sorte de « ratatinement » des esprits ? Sur une intolérance à tout ce qui n’est pas soi (ou comme soi) de plus en plus crispée, de plus en plus paranoïde (la fameuse lutte de tous contre tous qu’évoquait déjà, quelques décennies plus tôt, le sociologue Jean-Claude KAUFMANN) et sur un refus, de plus en plus considéré comme un « droit », de se remettre en cause, donc, d’évoluer, de s’ « améliorer » au nom d’une liberté poussée jusqu’à l’absurde ?
Comment un Narcisse peut-il prétendre aimer ou, au moins, accueillir qui que ce soit d’autre que lui-même ?
La nature même de l’Homme n’est-elle pas fondamentalement sociale, curieuse, souple ?
Cette société du « Chacun pour soi » plonge les gens dans un malaise, lequel les rend de plus en plus demandeurs de  thérapies  censées restaurer, chez eux, un certain équilibre, un certain niveau de bien-être, de comblement du manque prétendument dû à une « réconciliation de soi avec soi ». Le recours au Yoga, à la sophrologie, à la méditation (plus ou moins) bouddhique, récupérés dans le grand fatras de la contre-culture New Age, est à nouveau à l’ordre du jour, mais sous des formes édulcorées et strictement utilitaires, à la convenance occidentale.
Car le plein Yoga et la pleine méditation bouddhique poursuivent d’autres buts. Ils visent l’abolition du Moi, vécu et considéré quant à lui par ces spiritualités-philosophies comme une illusion pernicieuse, un écran de fumée de plus interposé entre la conscience humaine et la véritable « compréhension » de l’essence de la réalité, qui ne peut se faire que par le détachement, le renoncement complet, l’entrée dans un EMC (état modifié de conscience).
Voilà un élément sur lequel les tenants du D.P s’abstiennent soigneusement de mettre l’accent.








P. Laranco












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