« La honte » traduite.
Jean-François Samlong rencontre Annie Ernaux.
La langue créole a plus de 20 millions de locuteurs dans le monde, provenant, entre autres, des Seychelles, de la Martinique, de la Guadeloupe, de Saint Domingue, de la Louisiane, de notre île, de Rodrigues, de Haïti et de la Réunion. Et justement Jean-François Samlong, auteur qui ne se présente plus, vient de traduire « La honte » d’Annie Ernaux. Preuve que même les prix Nobel de littérature peuvent se laisser emmener dans d’autres mondes que leur langue originale.
Edité par CaraïbEditions, qui a souvent publié les œuvres de Raphaël Confiant, chantre de la littérature en créole, le livre d’Ernaux est devenu « La onte » en créole réunionnais. Et pourquoi faut-il traduire ? En fait, il ne faut pas oublier que nous, gens du Sud, avons toujours lu les œuvres des grands écrivains en traduction. Qu’il s’agisse des classiques Allemands, Sud-Américains, Chinois, Japonais, nous les lisions toujours en version traduite. Jamais en VO ! Et même les films de cinéma Japonais, Américain, Italien et Allemand nous arrivaient en version autre qu’originale.
Et si nous pensons que tout ne peut, et ne doit être traduit- Jorge Luis Borges n’aimait pas par exemple les traductions de ses œuvres, qu’il estimait « plates »- Charles Baudelaire et Stéphane Mallarmé ont pu communiquer le génie d’Edgar Allan Poe à un public français. Nous avions d’ailleurs consacré une étude à la traduction dans une revue éditée par le Mahatma Gandhi Institute, alors dirigée par Soorya Gayan. L’ouvrage avait été co-édité par Danièle Tranquille, alors chargée de cours à l’Université de Maurice. Et aujourd’hui installée en Australie.
Tout cela pour dire que si Samlong s’est intéressé à Ernaux, c’est qu’il y a des « correspondances » thématiques entre leurs œuvres. Ernaux, avant son Nobel, parlait surtout des petites gens des bourgades oubliées de France.
Elle se mettait en scène, il est vrai. Mais n’oubliait jamais ceux qui gravitaient autour de l’enfant qu’elle immortalisait dans ses livres. Jean-François Samlong ne pouvait qu’être séduit par un monde qui ressemblait un peu au sien. Car lui aussi a tissé un canevas qui met la Réunion des petites gens en exergue. Que ce soient les enfants déportés vers la Creuse, les marrons et les esclaves, ceux victimes d’inceste et les parvenus, Samlong ne biffait rien de l’histoire de son île.
Ce qui lui a valu maints prix littéraires, et une reconnaissance de l’Etat français. C’est donc aussi sa voix qui s’ajoute à celle d’Ernaux pour cerner l’enfance de cette fille, dont le père tente d’étrangler sa mère. Cette image restera gravée dans les souvenirs de l’enfant. Et Ernaux nous montre que de tels actes « charpentent » la destinée d’un être. Et au temps de l’auteure, dans la France grise où elle vivait, la parole des petites filles, et des femmes aussi, était souvent bâillonnée. D’où l’importance de l’écriture dans sa vie.
Et il est bien, pour ceux qui ne l’ont jamais lu, et pour ceux qui ne lisent pas le français, qu’un auteur ait donné une autre voix à l’écrivaine : Toulmoun té i survèy toulmoun. I falé absoluman konet la vi d’ot pèrsone- pou rakonté-é kasièt la siène. Stratézi difisil ant « tiré lo vèr lo né » d-kelkin mé an rotour lès pa kèlkin tir lo vèr dan out né . Cette phrase explique bien cet aller-retour entre le français et le créole, entre un dire originel et son écho chez celui qui l’entend autrement.
C’est dans ce sens que la traduction est importante. Et que, de la Bible à l’Epopée de Gilgamesh, ou du Ramayana, du Mahabharata aux grand mythes et légendes du monde, tout cela nous est arrivé par le biais des mots. "Aum " était peut-être un cri, un souffle, un écho. Et la traduction est une des multiples portes qui permettent d’apprécier sa résonance. L’idéal, pour lire « La onte », c’est de relire « La honte » d’Annie Ernaux. Et d’écouter ensuite sa voix, passant par la fréquence Samlongienne pour venir jusqu’à nous.
C’est un texte court, faisant quelques 90 pages. Car Ernaux donnait dans la concision, allant à l’essentiel pour cependant dire beaucoup de choses. L’autrice raconte ce qui a dicté son choix d’écrire : Ni té i observ lo bann konportman, ni té i détay tout lo bann konduit san rien oublié, ni té rasanm lo bann sign, aprésa ni té i baz anou su la kantité é lintèrprétasion sad-la pou konstrir listoir domoun. Roman koléktif, shakinn té i aport son kontribusion, par in bout lo zistoir, par in détay, o sans zénéral, é selon lo bann pèrsone réuni dan lo magazin ou otour la tab, té i pé rézum sa par « sé in bon moune ou li vo pa granshoz .
Tout l’art d’Ernaux tient dans ces lignes, captées en créole par Samlong. A noter que L’étranger d’Albert Camus a aussi été traduit en créole réunionnais par Jean-Louis Robert, et que les Mauriciens connaissent déjà tout Shakespeare en créole, par l’entremise des traductions de ses pièces par Dev Virahsawmy. Des ouvrages à découvrir !
Sedley ASSONNE.
Source : Sedley ASSONNE.
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