Parmi les monstres génocidaires qui
firent du XXe siècle un véritable « siècle des horreurs », le
Cambodgien SALOTH Sar, alias POL POT apparaît comme le plus insaisissable, tant
au plan strictement biographique qu’au plan psychologique.
Comme ce livre de 340 pages nous le montre très
bien, sa vie se déroula toute entière sous les auspices de la clandestinité, du secret (un mot qui resurgit sans cesse dans ces pages), de l’énigme au cœur du mystère.
Quel contraste, en effet, entre sa
singulière discrétion et sa main de fer, le délire
de ses ambitions prométhéennes, la démesure rigide de ses buts totalement
a-pragmatiques et d’allure mégalomaniaque. Quel apparent fossé entre ce même
effacement presque falot – presque digne, à vrai dire, d’une ombre ou de « L’homme
invisible » - et le charisme qu’il
manifestait dès qu’il ouvrait la bouche. Quelle incompréhensible abîme entre
son dogmatisme têtu, borné d’homme
somme toute assez médiocre, si ce n’est même fruste, et sa voix douce, son
calme placide, sa parfaite maîtrise de soi, son comportement systématiquement doucereux et affable, lesquels lui
conféraient l’air manifestement inoffensif.
Duplicité ? Schizophrénie ?
Méfiance de type stalinien (c'est-à-dire paranoïde) ? Résultante du « caractère
khmer » ?
Cet ouvrage à vocation pourtant
biographique se déclare lui-même incompétent à trancher.
Peut-être à défaut de pouvoir le
faire – d’être en mesure de cerner, de pénétrer autrement qu’en surface la
psyché du (sinistre) personnage, il nous offre, en revanche, une fresque
historique solide, vivante qui sait accrocher le lecteur par les qualités de
son style et de son rythme pleins d’aisance, et donne le témoignage d’une
réelle et sincère compassion pour le
malheureux peuple martyr du Cambodge, littéralement saigné à blanc ( dans
toutes les acceptions du terme) par une clique
qui péchait autant par son impitoyable et mortifère dogmatisme que par son
incompétence foncière et par sa colère sans borne, passablement irrationnelle,
transmuée en tout cas en un déchaînement dont on ignore encore les clés.
On ne pourra toutefois pas se
défendre, à cette lecture très instructive, d’être quelque peu agacé par les
nombreuses touches de franco-centrisme, de condescendance paternaliste
éminemment « gauloise » et de complexe de supériorité si typique de l’Occident
en général (sous prétexte, bien sûr, d’humanisme et de culte de la démocratie)
qui émaillent le récit. Cet auteur, qui prétend aimer le Cambodge, ne me
convainc guère vraiment de la réalité de cette affection. Il porte sur ce pays un regard qui,
à certains moments, parait friser le mépris et atteint, en tout cas, l’incompréhension la
plus totale.
Certes, il « connait » le
pays dont il parle pour y avoir effectué de nombreux séjours et s'y être intéressé de très près. Cependant, il le
juge au travers d’un véritable prisme déformant de hauteur, de sentiment de
supériorité allant de soi qui n’est pas sans rappeler la bonne vieille attitude
coloniale française. L’Oncle Sam est, bien sûr, la cible patente de son
antiaméricanisme (primaire ?).
Plus grave encore, il se montre, vis-à-vis
du Prince NORODOM Sihanouk – pour lequel il n’éprouve manifestement pas grande
sympathie – profondément injuste.
Sihanouk a quand même eu le (sacré)
courage de courir se jeter en plein dans la gueule du loup Khmer rouge, jusqu’à
accepter de devenir, de façon effective, son otage, dans le but de tenter de
sauver le Cambodge. Quoiqu’on puisse trouver à reprocher à ce dirigeant
asiatique, il n’en a pas moins essayé de faire de son mieux, de « limiter
les dégâts », pour autant que ça lui était possible (et dieu sait s’il
devait jouer serré). Cette tâche était loin d’être aisée, mais extrêmement
risquée (nous le comprenons bien dans le livre).
En outre, Sihanouk connaissait
infiniment mieux sa propre patrie que monsieur DREYFUS. Quand il fait allusion (ainsi qu'en atteste un des paragraphes de ce livre) aux caractéristiques « janusiennes » de l’âme des Khmers, ce peuple proche des
peuples malais et, par conséquent, sujet, parfois, à des explosions de folie
violente, voire meurtrière (analogues au fameux amok), il sait de quoi il parle.
Le drame polpotien serait donc, vu
sous un certain angle, une gigantesque crise d’amok venue des jungles et, dans une bien moindre mesure, de la
rizière, canalisée, prise en main (et aggravée) par un endoctrinement maoïste radical
particulièrement habile (à tout le moins dans les premiers temps). Quel
cocktail explosif !
Quant à la personnalité de Pol Pot
lui-même, comme nous l’avons vu plus haut, c’est une autre histoire…
Le tort de cet ouvrage, c’est de
juger l’Asie avec un œil européen, de surcroît fortement imbu de la soi-disant « grandeur française ».
Le génocide cambodgien fut un
génocide asiatique. On ne peut donc essayer de l’expliquer, de le « comprendre »
si l’on n’accepte pas, au préalable, l’Asie telle qu’elle est, et fonctionne.
Quand on se cramponne à sa culture
et à une position de type paternaliste un peu hautaine, ce n’est certainement pas facile.
A quand la biographie de Pol Pot par
un Cambodgien, en langue française (traduite ou non) ?
P. Laranco.
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