En quatrième de couverture de cet énorme « pavé » de
703 pages figure un jugement émanant du New
York Times : Il est difficile d’imaginer
une biographie aussi profonde et sensible à la fois. Ce n’est pas pour
rien.
Personnage peu connu du grand public international et de
surcroît très secret de son vivant, le scientifique britannique Alan TURING
fait néanmoins ici l’objet d’un travail très fouillé, extrêmement documenté et
minutieux et, en cela-même, digne de toute notre attention. L’auteur – lui-même
professeur de mathématiques à l’université d’Oxford – réussit littéralement à
nous « faire entrer » dans le fonctionnement mental d’un pur
mathématicien/logicien, qui plus est exceptionnel par l’envergure de son génie.
Turing apparaît, dans ces pages, comme le type même du surdoué
hautement créatif, de l’esprit hyper-curieux et hyper-vif mais, par ailleurs,
affligé de bien des inadaptations et des carences dans le domaine de l’habileté
sociale, des relations humaines et même du simple bon sens commun.
Pur introverti (au point qu’on en arriverait à le soupçonner d’une
forme, mineure, d’ « autisme »), presque exclusivement gouverné
par le sens de l’abstraction et l’intérêt qu’il portait aux problèmes fondamentaux posés par la
nature (ce qui le rendait, ça va de soi, peu attentif au quotidien et aux
êtres), Alan Turing évoluait dans un monde (une bulle, plutôt) de symboles et
de questions qu’il mettait un acharnement peu commun à résoudre (ou à essayer
de résoudre). Et cependant il souffrait de maladresse chronique, de mauvaise
latéralisation, de tendances à la dyslexie et d’une immaturité profonde qui
amenait jusqu’à sa propre mère à voir en lui un excentrique faisant tout de
travers. Pour parler bref, c’était un personnage complètement décalé et,
par conséquent, assez pathétiquement seul et, bien sûr, fort malheureux. Sa vie
fut une sorte de fuite en avant un peu « maniaque » dans l’hyperactivité
et dans la concentration intellectuelle.
S’il s’intéressa à énormément de disciplines scientifiques (les
mathématiques, naturellement, mais aussi la logique, l’ingénierie, la
cybernétique, l’information, la physique, notamment la mécanique quantique, la
neurologie, le décryptage, les jeux de réflexion tels qu’échecs, poker, go, la
philosophie, la philosophie des sciences, l’embryologie, la chimie et même la
psychologie), l’obsession principale de son existence fut, sans conteste, le
cerveau et le processus de la pensée, qu’il abordait d’une manière bien
personnelle.
Il regardait un peu tout, en somme, avec l’œil du décrypteur de codes secrets qu’il fut et, apparemment,
aurait bien aimé pouvoir tout mettre en équation.
Ce fut cet intérêt surdimensionné pour notre organe le plus « noble »
qui l’amena à la conception (toute théorique) d’une machine pensante, d’une authentique réplique du cerveau humain
susceptible de penser toute seule.
Un peu comme Frankenstein,
cet étrange homme qu’était Turing voulait à toute force recréer un cerveau sous
forme mécanique, histoire de mieux comprendre le nôtre, le sien.
Son rêve était celui d’un système de neurones isolé, d’un pur
esprit qui fût délivré des sens, des émotions et des affects propres à la
créature charnelle, vivante, en relation avec le monde. En somme, tout se
passait comme si le robot sophistiqué était son idéal.
Chimère ? Utopie ? Sans nul doute.
Car Alan Turing ne voulait pas tenir compte de deux paramètres
hautement caractéristiques de notre structure cérébrale (et mentale) : la
complexité, et la relation étroite à l’autre et à l’ensemble du corps social.
De plus, le théorème de
GÖDEL, qui démontrait l’incomplétude fondamentale de tout système mathématique,
le gênait beaucoup.
Pur produit du système d’éducation à l’usage de la « gentilhommerie »
anglaise (public-school, puis université de Cambridge), il finit tout de même,
après avoir grandement contribué, par ses travaux ultraconfidentiels de
décryptage, à l’écrasement de l’Allemagne nazie par l’alliance
anglo-américaine, par concrétiser, en partie seulement, son rêve d’audacieux visionnaire en participant à
la construction de l’un des tout premiers ordinateurs.
Frustrations, imprudences, contradictions intérieures et dilemmes
insolubles eurent, par la suite, peu à peu raison de cette âme magnifiquement
brillante, mais, hélas, tourmentée, vulnérable. Alan Turing, toute sa vie, fut
incapable de se « couler dans le moule » : il doublait en effet
sa personnalité de surdoué, de solitaire, d’ "original " un tantinet
rebelle et fortement lunatique d’une homosexualité qui, vue l’époque où il
vivait, ne lui valut que des ennuis et en fit, en quelque sorte, l’Oscar Wilde
du XXe siècle et du monde de la science.
Homme complexe et fascinant que ce malheureux scientifique, au
demeurant effacé, modeste, qui passa presque inaperçu en dépit de l’importance
du rôle que jouèrent ses idées et ses travaux dans l’histoire de la science et
du progrès technologique.
Turing fut un homme de l’ombre.
Et cette biographie l’en sort. D’une manière remarquable. Ne nous aide-t-elle
pas à mieux comprendre ce qui se passait dans la tête d’un homme hors du
commun, d’un réel génie de la science et de l’abstraction, et donc d’un esprit
pour nous par essence déroutant et peu accessible ?
Certains passages peuvent, certes, nous sembler quelque peu
rébarbatifs, arides et hors de notre portée, car truffés de références assez
pointues à des théories mathématiques et physiques dotées de leur propre
langage, des plus hermétiques. Mais l’histoire de cet homme et celle de la
science ne se confondent-elles pas étroitement ?
De toute évidence, Turing et la mathématique, la pensée
abstraite sont indissociables.
Alan Turing : un homme par trop discret et mystérieux, mais
un homme libre, épris d’absolu,
quoique à sa manière, et à nulle autre. Un « martien » qui, au fond, aspirait à une vie
banale, sans histoire, mais qui se trouva, par malchance, être pétri de contradictions
typiquement humaines que son âme rigoureuse de pur « matheux »
intransigeant, justement, ne tolérait guère.
Le Guardian a eu tout
à fait raison d’avoir inclus – ainsi qu’il est précisé, encore sur la quatrième
de couverture – ce précieux ouvrage dans sa liste des 50 livres essentiels : il est
proprement captivant. A l’image de celui qu’il raconte, de façon si complète et
si scrupuleuse. Il inspira d’ailleurs un film hollywoodien, IMITATION GAME (que je n’ai pas vu).
Et puis, les informaticiens, les tenants de la robotique et les
neuroscientifiques actuels ne continuent-ils pas, d’une certaine façon, à
vouloir donner corps au rêve de Turing (en faisant jouer les ordinateurs aux
échecs contre des champions humains, ou en sondant le fonctionnement du cerveau avec des
méthodes de plus en plus perfectionnées, afin de déterminer ce qu’est la
conscience, par exemple) ? Leurs questions ne sont-elles pas toujours « jusqu’où
peut aller l’intelligence artificielle ? » et « comment fonctionne
le cerveau humain ?» ?
P. Laranco.
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