Elle sait le regard des autres. Des hommes. Ce regard envahissant qui
pénètre littéralement son corps. Elle veut s’en protéger. Elle en a peur. Il y
a dans leur regard une férocité malsaine. On ne se contente pas de la regarder.
On la bouffe des yeux. On a envie d’elle. Mais elle n’aime pas des mots
semblables. Envie. Chair. Ils ne sont pas convenables. Elle n’arrive pas à
trouver les mots pour expliquer, pour définir leur regard. Les mots sont
parfois vulgaires. Et indécents. Elle se dit qu'il serait plus simple d'être
comme les autres, de susciter un désir pondéré. Sans plus. Comme les autres
femmes. Les hommes ne sont-ils pas tous les mêmes ? C’est ce qu’on dit. Est-ce
vrai ? Elle ne le sait pas. Elle n’a connu qu’un seul homme.
Elle a épousé son premier amour, à dix-neuf ans. Mais le regard des hommes
est demeuré le même. Inquisiteur et violent.
Est-elle belle ? Elle est incapable de le dire. Il ne faut surtout pas se
mettre sur un piédestal. C'est ce que sa maman lui a appris. Sois humble.
Toujours humble. Il faut garder en tête les enseignements religieux. Ne jamais
les oublier. Se vanter d'être belle est le comble de l'arrogance. Mais il y a quelque
chose en elle qui plaît aux autres. Qui suscite l’ardente jalousie des femmes. Elle le sent dans leur
regard. Un regard différent de celui des hommes, qui, lui, dit le reproche ou
l'envie si ce n’est, plus carrément, la haine.
Qu'a- t-elle fait pour mériter cela ?
Pourquoi elle et pas moi ?
Quelle pimbêche !
Quelle est donc cette chose ? Elle se scrute dans le miroir. Son visage est
tout à fait banal. Elle est loin d'être un canon. Mot qui la fait sourire.
Canon. Et puis quoi encore. Bombe ? Mais quel sens donner aux compliments qui
ne cessent de pleuvoir ? Provenant de ses amis, de ses collègues, de certains autres
hommes qui se hasardent à faire l'éloge de sa beauté.
Oh que vous êtes jolie.
Ayo, aussi belle qu'Ashwarya et Deepika.
Il faudrait vous emprisonner, mademoiselle, vous constituez un danger pour
l'ordre public.
Elle ne sait quoi leur répliquer. Elle leur sourit bêtement. Elle joue la
pudique. Elle rougit. Les compliments lui font évidemment plaisir. C'est comme
une flammèche qui s'allume en elle, et qu'elle s'empresse d'éteindre. Tout ça
est ridicule. Pourquoi lui disent-ils de telles choses ? Elle se doit de demeurer
humble. L'humilité est essentielle. Sinon tu risques de perdre la tête et
l'arrogance t'éloignera de la foi.
Paroles de sa mère.
Son époux la couvrait de compliments lors des premières années de mariage.
Il ne pouvait pas s'arrêter. Je ne peux pas m'arrêter. Tu es trop belle, une
créature divine. Puis les compliments ont perdu de leur intensité, ils sont
devenus plus rares. Mais elle s'y attendait. Elle se souvient des conseils de
sa mère. Pour réussir son mariage il faut travailler très dur, l'amour ne dure
qu'un temps. Et c'est ce qu'elle fait. Elle fait de son mieux. Elle est aux
petits soins. Elle regrette, cependant, le bonheur des premiers moments. Toute
la joie de l'amour, le mariage, la fascination de l'autre, la rencontre des
corps. Il est vrai maintenant qu'elle a d'autres priorités, l'une étant d'avoir
un enfant. Il est temps car elle aura bientôt vingt-trois ans. Mais ils n'y
arrivent pas, pas encore. Elle supplie le Créateur, quand elle prie et elle
prie souvent, de lui donner cet enfant. Peut-être alors se mettra-t-elle à
vraiment aimer son époux. Mais qu'est-ce qu'elle éprouve à son égard ? Elle ne
sait pas. Quel sens donner à ses sentiments ? Elle sait qu'elle doit l'aimer,
il ne peut en être autrement. Mais pourquoi s’ennuie-t-elle parfois ? Pourquoi
s’éloigne-t-elle de lui ? Est-ce seulement normal ? Elle demande au Créateur de
consolider son couple. C'est un lien sacré, voulu par le Créateur, un lien pour
la vie, jusqu'à la mort.
Pourquoi est-ce que tout est si compliqué finalement ? À commencer par
elle-même. Elle se plaît, par exemple, à jouer. C'est du plus haut ridicule,
elle le sait, c'est franchement enfantin mais, il n’empêche, fort agréable. Il
lui arrive quelquefois de se dévoiler au travail. Légèrement, il est vrai, juste
sous le prétexte d’ajuster son voile. Elle guette alors la réaction de ses
collègues masculins. Et leur réaction confirme alors pleinement la théorie de
sa mère, qu'il faut se méfier des hommes et qu'ils n'ont pas toujours la tête
là où on le pense. Qu'ils sont stupides ! Ils ressemblent à des chiens qui
bavent devant un os. Il ne leur manque que la langue et les canines du chien.
Elle ne sait trop la raison d'être de ce jeu. Quand elle se rend ensuite dans
la salle des prières, elle se confond en excuses. Elle se met parfois à
pleurer. Elle se demande ce qu'est le châtiment pour des péchés semblables. Ils
sont véniels, il est vrai, et personne n'en saura jamais rien mais des péchés
quand même.
Mais il y a pire. Et elle n'ose même pas y penser. Comment en arrive-t-on à
ça ? Elle se met à entendre les échos de la voix de sa mère. Ma fille chérie,
qu'es-tu devenue ? Une dépravée. Tu fais honte à la famille. Pourquoi est-ce
que la voix de sa mère ne cesse-t-elle pas de surgir en elle ? Sans doute parce
que celle-ci a toujours raison. Elle a honte et elle a raison d'être honteuse.
Elle se dit que ce n'est rien de grave, que ce n'est qu'un jeu, une fois
encore, mais elle se ment. Elle en est convaincue. Petite menteuse, va.
La situation est toute bête. Tous les jours en sortant du travail, elle
aperçoit un jeune homme, pas tout à fait beau mais qui dégage un certain
charme. Elle ne sait pas, à vrai dire, ce qu'elle lui trouve. Mais il émane
quelque chose de lui. Et le jeu consiste à se regarder fixement durant quelques
secondes. Son regard n'est pas semblable à celui des autres hommes. Il ne
souhaite pas la dévorer. Son regard est plus tendre. Son regard est amoureux.
Magnifique ineptie, pas vrai ? Elle déraille, elle devient folle. Il faut que
cela cesse. Elle est une femme mariée, respectable. Mais le même manège, tous
les jours, se reproduit. La fusion des yeux, durant un court instant. Et tous
les jours elle pense obstinément à lui, à ce moment, si particulier, si
étincelant. Il ne le faut pas. Ce n'est pas bien. Et si l'homme se mettait à
lui parler. Que lui répondrait-elle ? Elle ne saurait quoi dire. Il faut en
finir avec ce jeu ridicule. Elle pense à lui désormais tout le temps. C'est devenu
une obsession. Mais pourquoi est-ce que cette obsession la rend si heureuse ?
Est-ce là le travail du diable ? Est-elle une pécheresse ? Une hypocrite, il
est certain. Une sale hypocrite. Une foutue hypocrite. Elle ment à son mari, à
sa famille, à l'enfant à venir, à tout le monde et à Dieu surtout. Il y a la
voie du bien et la voie du mal. Elle a choisi celle qui mène vers les enfers.
Elle prie avec d'autant plus d'ardeur ces jours-ci. Dieu aide-moi. Je suis pécheresse.
Il serait pourtant on ne peut plus simple d'arrêter. Prendre un autre chemin,
sortir un peu plus tôt ou alors un peu plus tard. Mais pourquoi est-ce qu'elle
n'y arrive pas ? Pourquoi est-ce que les choses les plus simples sont les plus
compliquées ? Et si l'autre l'aimait ? Que se passerait-il ? Mais plus grave
encore, et si ELLE l'aimait ? Ce serait l'horreur, le plus grave péché qui
soit. Mais qu'est-ce que l'amour de toute façon ? En tout cas ce qu'elle vit ne
ressemble en rien aux films. Et encore moins aux théorèmes de sa mère. C'est
autre chose, qu'elle n’arrive pas à cerner. Elle a besoin de son mari, elle est
prête à tout faire pour lui mais elle se sent vide en sa présence. Alors que
l'autre, l'inconnu, suscite en elle de vives émotions. Elle a le sentiment, dès
lors qu’il la regarde, d'appartenir, d'être, et ce sentiment l'apaise, comme il
la met en joie.
Tout est désormais tellement confus dans sa tête. Son esprit est semblable
au voile qui orne son visage, voile qu'on ne cesse de déchirer. Prier. Pleurer.
Jouer. Paraitre. Séduire. Mentir. Trahir. Prier. Pleurer. Jouer. Mentir. Que se
passerait-il si elle donnait libre cours à son pouvoir ? Sait-elle seulement
que ce pouvoir existe ?
Il fait nuit maintenant. Elle est couchée aux côtés de son mari. Il dort.
Elle sent à son égard, une infinie tendresse. Il faut arrêter avec de pareils
délires. Apprendre à remercier le Créateur pour toutes les grâces accordées.
Elle sortira un peu plus tard, le lendemain. Elle ne le verra plus. Et l'amour
mais ce n'est pas de l'amour, c'est une grosse sottise, une sottise, la sottise,
alors, se dissipera. Ce n'est qu'une question de temps. Il y a un temps pour
tout, ma fille, et le temps efface tout, même les plaies les plus vives. Elle
embrasse avec ferveur le front de son mari. Il est bien l'homme de sa vie, à n’en
pas douter. Que cessent les penchants pécheurs du corps et de l'âme !
Elle se rend dans la salle de bains. Enlève son voile. Qu'ai-je donc en moi
?, se dit-elle. Je ne souhaite qu'une chose, être une fille comme les autres,
une fille qu'on respecte, une croyante, une fidèle, une fille « bien ».
Elle se regarde encore une fois dans le miroir mais elle ne distingue rien de
particulier. Nulle beauté transcendante.
Elle retourne dans sa chambre. Il est temps de prier une dernière fois
avant de dormir. La prière est cette source où elle puise le sens de son être.
Elle lui est indispensable. Elle prie avec force, ce soir. Merci Créateur de
m'avoir éloigné du chemin du mal, merci pour tout ce que tu m'as accordé.
Il est 15.25 pm. Le lendemain. Il est temps de partir. Mais elle s'en ira
plus tard. Qu'importe d'arriver en retard à la maison. À quoi pensera l'homme
quand il ne la verra pas ? Est-ce qu'il se mettra à pleurer ? Est-ce qu'il
deviendra fou de colère ? Mais cela n'a aucune importance. Ce sont des
questions idiotes, dignes d'une adolescente.
Il est 15.50 pm. Elle peut maintenant partir. Il n'est effectivement pas
là. Elle a envie alors de pleurer. Quelque chose s'effondre en elle. Comme de
la neige qui fond brusquement, qui dégringole en avalanche.
Elle a des larmes dans les yeux. Mais pourquoi m’ignore-t-il ainsi ? Pour
quelle raison n'est-il pas venu ? Ne suis-je donc qu'une conne à ses yeux ?
Un homme passe, la regarde fixement. Elle a la tentation de crier.
Allez-vous en. Foutez le camp. Je n'en veux plus, de vos regards. Vous
êtes des malades, des connards, des imbéciles. Fuck you ! Fuck you !
Ensuite elle croise une collègue, une nouvelle, une de ces petites délurées
qui en font toujours trop.
- Vous êtes décidément jolie, la plus belle qui soit au monde.
- Vous êtes décidément jolie, la plus belle qui soit au monde.
Sait-elle que jamais compliment ne se sera avéré plus vrai ? Sait-elle
qu'elle est possédée d'une grâce, celle de la beauté absolue ? Mais que cette
grâce l'accablera perpétuellement. Sans doute pas.
- Arrêtez de plaisanter, je vous prie. Dépêchez-vous plutôt de rentrer à la
maison !
La plus belle qui soit au monde. La voix de sa collègue résonne encore très
longtemps dans sa tête. Elle fait démarrer sa voiture. Se regarde dans le
rétroviseur. Et découvre enfin ce qu'elle est.
Elle est, pour la première fois, le témoin de sa propre splendeur.
La plus belle qui soit au monde !
Elle pense qu’elle ne s'arrêtera, désormais, plus
de pleurer.
Umar TIMOL.
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