Quoi qu’on en puisse dire, la convulsion qu’ont représenté le tragique
épisode nazi en Allemagne (et en Europe) et son apocalyptique corollaire, la Seconde Guerre
mondiale – avec toutes les atrocités à motifs racistes abjects que l’on ne
connait que trop – ne fait toujours pas partie des événements passés que nous
avons réussi à correctement « métaboliser », à pleinement comprendre.
Un tel niveau de monstruosité continue de nous questionner, de nous
interpeller, de nous « déranger ».
Le XXe siècle, avec l’aventure hitlérienne, a été confronté à quelque
chose d’hors du commun (même dans l’Histoire de l’humanité, pourtant
passablement riche en guerres et massacres), au Mal absolu, quasiment de nature
métaphysique, à la menace de mise à mort de l’idée même d’humanisme, de
compassion pour les plus faibles.
Le « mystère national-socialiste » conserve encore l’entièreté
de son opacité sinistre soixante-dix ans après la victoire des puissances
alliées sur cette sombre Allemagne, toute d’acier, de « Nuit et
brouillard ».
Alors, qui étaient les dirigeants guerriers et implacablement génocidaires (pour des raisons très obscures) de ce régime ?
On désirerait à tout prix avoir une réponse d’ordre psychologique (ou
psychiatrique) qui tranche, une bonne fois pour toutes. Mais, comme nous le
savons, les chefs les plus importants de la camarilla nazie, HITLER, GOEBBELS
et HIMMLER, se sont arrangés pour échapper à la détention par les Alliés au
moyen du suicide. Ils n’ont donc pas pu être emprisonnés, et donc
« sondés » par ceux qui les ont vaincus.
Beaucoup de criminels nazis
responsables des pires horreurs ont aussi réussi à fuir en Amérique du
Sud où ils se sont terrés longtemps (cf. EICHMANN, le sinistre docteur MENGELE,
ou Klaus BARBIE).
Les nazis étaient-ils des fous ?
Des incarnations du Mal ?
Des sortes d’ « Antéchrists », ainsi qu’ont pu le
prétendre, en Allemagne, certains milieux catholiques ?
C’est à cette question depuis soixante-dix ans récurrente (laquelle ne
cesse de resurgir de loin en loin comme le Serpent de Mer) que s’attelle le
livre de Jack EL-HAI, qui se lit un peu comme un roman.
Comme quasiment toutes les autres personnes qui se sont penchées sur
ladite question, qu’elles aient été historiens, journalistes, témoins d’époque,
psychologues ou spécialistes des maladies mentales, cet auteur a dû se
« contenter » de tout ce qui a tourné autour de l’historique procès
de Nuremberg (1945/1946).
Dominent ici trois figures : le flamboyant Hermann GÖRING, successeur
désigné d’Hitler, l’ ambitieux
et brillant psychiatre américain Douglas KELLEY et, pour finir, le psychologue,
américain lui aussi, Gustave GILBERT.
Ajoutons à cela que les tests de Rorschach occupent, dans l’affaire, une
place assez importante.
Ces deux entreprenants spécialistes de la santé mentale (par ailleurs en
situation ouverte de rivalité) soumirent tous les hiérarques nazis qu’ils
avaient sous la main dans les locaux de la prison de Nuremberg à des batteries
de tests en veux-tu, en voilà, très complètes, extrêmement diverses et pointues
compte tenu de l’époque.
Et devinez ce qu’il advint : ces grands psys ne tombèrent pas
d’accord !
Vous m’objecterez que la psychiatrie est loin d’être une science
exacte ; vous serez dans le vrai. Cela ne l’empêche en rien de se réclamer
d’une autorité manifeste.
Tout comme il vit se développer la monstrueuse, redoutable efflorescence
nazie, le XXe siècle vit aussi se développer l’autorité et la mainmise
grandissantes de cette « science de l’âme » à bien des égards mâtinée
de police des esprits déviants.
A l’époque de Nuremberg, le monde était encore sous le choc.
On venait, au surplus, de découvrir les activités concentrationnaires
hitlériennes.
« L’oncle Adolf » avait ignominieusement tenu sa promesse –
exprimée tant dans le délire à connotation paranoïaque de son indigeste,
haineux Mein kampf que dans tant de ses discours hystériques à faire
dresser le cheveu sur la tête : « oui, nous sommes des barbares, et
nous agirons de manière impitoyable ».
Plus de six millions d’êtres humains éliminés de manière atroce, parce
qu’ils étaient Juifs, Tsiganes, Slaves, Noirs, opposants politiques et
prisonniers de guerre, Témoins de Jéhovah, homosexuels, ou encore handicapés. A
savoir, autres.
Et, une fois venu Nuremberg, des dirigeants nazis désormais sans Führer
qui opposaient, avec aplomb, leur version cynique de ces mêmes faits,
indéfendables, à tous les reproches !
Soi-disant, ils ne « savaient rien ».
C’était Hitler, le seul responsable.
Dans toute guerre, il y avait des crimes ; ils avaient fait la
guerre, c’est tout. Ils n’avaient fait, en tout et pour tout, que se montrer
scrupuleusement disciplinés, qu’obéir aux ordres, conformément à la bonne
vieille tradition prussienne.
Göring, du reste, se montrait charmant ; HESS égaré. SPEER affichait
son repentir.
Manipulation que tout ceci ! On s’en aperçut par la suite.
Mais, sur le coup, l’on fut perplexe.
Il est très difficile de sonder véritablement un être humain. L’Homme est,
par nature, dissimulateur, porteur de masques, comédien, fabulateur (au point
d’aller, dans certains cas, jusqu’à se mentir à lui-même, à s’autosuggestionner)
et porté à manipuler plus ou moins habilement les gens qui l’entourent pour
parvenir à ses fins. Ce d’autant plus que, comme c’est le cas précisément dans
les circonstances qui nous occupent, il s’agit, pour lui, de « s’en
sortir », de sauver tout bonnement sa
propre peau. Cette complexité, cette insondabilité humaine vertigineuse
explique, à elle seule, que l’Homme soit, pour l’Homme, un inépuisable et
lancinant sujet d’étude, si ce n’est une sorte de défi cognitif
particulièrement ardu.
Au sortir des horreurs de la dernière guerre mondiale, la question
centrale (légitime) était de savoir s’il existait – ou non – un profil
psychologique spécifique à tous les dirigeants
nazis. Assurément, ils avaient d’indéniables points communs : ego surdimensionné,
absence ou sérieuse limitation de l’empathie, antisémitisme paroxystique et nationalisme
chevillés au corps, refus de reconnaître, d’assumer leur responsabilité
monstrueuse, arrogance couplée à une tendance nette à se poser en victimes
d’une injustice. Mais étaient-ils pour autant (Hitler compris) des anormaux,
des illuminés souffrant de perversion sadique ou de maladie mentale
avérée ?
Sans les juger « normaux », les deux psys – malgré leur
antagonisme – tombèrent d’accord pour répondre, en gros, par la négative.
Ce qui ne diminuera toutefois en rien, à ce sujet, leur fond de perplexité
foncière.
Répugnaient-ils, de façon instinctive, tripale, par une sorte de réflexe
de défense que leur inspirait tout cet étalages d’horreurs, à devoir ranger les
hiérarques du IIIe Reich, en dépit de tout, dans les rangs de l’humanité
moyenne, banale – de l’humanité qui nous ressemble ?
Le fait qu’ils ne paraissent ni dotés d’une intelligence amoindrie, ni
affligés d’un grave désordre du mental, mais seulement névrosés (comme tout un
chacun aux dires, notamment, d’un certain Sigmund FREUD) resta profondément
troublant eu égard à l’énormité de leurs décisions et de leurs actes, accomplis
avec une sidérante détermination autant qu'avec une consternante absence d’ « états d’âme », comme s’ils
étaient naturels, tout ce qu'il y a de plus légitimes et compréhensibles.
Alors, qu’incriminer ?
L’ambition patente (et dévorante) de certains individus (tels, par
exemple, Göring, ou SPEER) ? Le conditionnement dû au matraquage de la
propagande, qui bétonna les convictions et s'ancra dans bien des esprits de type psychorigide ?
La rancœur et son corollaire, la haine accumulées suite aux sentiments
d’humiliation très forts qu’avaient, au départ, infligés à l’ensemble des
peuples allemand et autrichien les clauses du Traité de Versailles ?
Une certaine « tradition » germanique agressive et psychorigide,
droit héritée du militarisme prussien ?
Le désir obsessionnel, fortement irrigué de rancœur, de nombre de médiocres, de
« ratés », de frustrés allemands aux dents longues, prêts à n’importe
quelle aventure (du type de Hitler ou de
Goebbels) de se faire tout de même une place dans la société, coûte que
coûte ?
La « pédagogie noire » dont nous parlent les passionnants
ouvrages de la psychanalyste Alice MILLER ?
La « banalité du Mal » qui fut la thèse fameuse de Hannah
ARENDT ?
La multiplicité des hypothèses qui furent émises (et qui d’ailleurs
continuent de l’être) est bien à la mesure de la complexité propre à l’Homme,
de même qu’à tous les faits humains.
On aurait aimé qu’une bonne
explication, bien carrée, nous tombe du ciel – ou à tout le moins finisse par
nous venir des lumières de la science (même psychiatrique).
On espérait que les méthodes scientifiques (a priori rigoureuses)
employées par des spécialistes du mental et du comportement humains en prise
directe avec l’événement du procès de Nuremberg et avec les personnages qui s’y
étaient trouvés mis en accusation parviendraient à dégager les réponses que
nous attendions de pied ferme.
Ce livre ne nous apporte pas de « solution » bien tranchée, bien
précise. D’abord, sans doute, parce que ces dignitaires du IIIe Reich étaient,
avant tout, des individus. Certes, pas des siamois. Pas des clones.
La fameuse personnalité nazie
fut donc, à bien des égards, une illusion plutôt naïve.
Cependant, il serait faux de prétendre que certaines « pistes »
n’ont pas été dégagées : en 1975, par exemple SELZER et MIALE, à partir
des dossiers de Gilbert, concluent, dans leur ouvrage The Nuremberg Mind : the
Psychology of the Nazi Leaders, que Arendt, MILGRAM, Kelley et
consorts ne nous ont pas persuadés que les grands criminels de guerre
nazis étaient des gens normaux, ordinaires, fondamentalement semblables à vous
et moi . Au contraire, estiment-ils, ces accusés présentent un profil
psychopathologique identique. En s’appuyant sur leurs interprétations du test
de Rorschach, ils définissent comme psychopathes la plupart des chefs nazis […].
L’égocentrisme forcené des politiciens nazis a joué un rôle primordial dans
leurs actes ; il permet d’expliquer la distance qui les sépare de la
plupart des gens et constitue la racine de leur anormalité et de leurs troubles
psychologiques. Il n’empêche – et c’est plus intéressant encore – que Selzer et Miale n’excluent pas […] que dans les couches
« supérieures » de la population [américaine, ou autre], politiciens,
industriels, artistes, etc., le profil de personnalité propre aux nazis soit
très répandu. Kelley n’aurait pas dit autre chose.
Là-dessus, En 1978, Barry RITZLER,
psychologue à l’université de Long Island […] conclut que les réponses des
nazis diffèrent clairement de la normale, mais que l’écart est trop limité pour
que l’on puisse y déceler un déséquilibre psychique. Les accusés de Nuremberg,
dit-il, ressemblent à des « psychopathes qui auraient réussi […] ».
Pour l’ouvrage publié en 1995 par RITZLER, HARROWER, ARCHER et ZILLMER, The
Quest for the Nazi Personality, L’étude psychologique consacrée aux
criminels de guerre nazis, qui s’appuie sur les résultats de Kelley comme sur
ceux de Gilbert, conclut qu’il est impossible, à partir de ces résultats de
tests, de poser un diagnostic psychiatrique sur les individus en question. […]
En fait, écrivent les experts, les différences entre les membres de ce groupe
dépassent de loin leurs ressemblances […]. Ils ajoutent que « de nombreux
individus […] ont participé à des atrocités sans souffrir de troubles
diagnosticables permettant d’expliquer leurs actes. […] le sadisme pathologique
(sic) pouvait faire partie des voies
d’accès au sommet de l’élite nazie […]. […] la « personnalité nazie »,
que Kelley a cherché en vain, qui a séduit Gilbert et tenté de nombreux autres
chercheurs, est bien un mythe.
Et puis, n’en sait-on pas encore trop peu sur des conduites (hélas)
humaines comme le sadisme ainsi que sur des structures psychiques telles que la
psychopathie ?
Ne faut-il pas aussi garder en mémoire le fait qu’Hermann Göring était
tout à la fois notoirement toxicomane (donc très sujet aux addictions), excessivement égocentrique, histrionique et, bien sûr, très doué pour la manipulation ;
qu’Adolf Hitler, pour sa part, non content d’être le produit de mariages
fortement consanguins, comptait dans sa propre parentèle un certain nombre de
malades mentaux avérés ( tout particulièrement une de ses proches cousines, qui
fut une schizophrène gravement atteinte), qu’il était lui-même affligé de
paranoïa, d’hystérie, de tendances asociales très fortes et de difficultés sexuelles, qu’il était
également caractériel et très porté à l’ impulsivité, de même que mégalomane, pathologiquement
haineux et sujet à des fixations obsessionnelles, hypocondriaque et souvent la proie de véritables "crises" maniaques de logorrhée auxquelles faisaient volontiers pendant des phases d'abattement dépressif, que son exaltation pour les
mythes wagnériens et sa phobie sans mesure des Juifs étaient de purs délires à la fois
obsessionnels et paranoïaques, qu’il avait tendance à être irrationnel, apragmatique
(comme l’ont bien montré, notamment, ses erreurs militaires monumentales et son refus d'écouter les conseils stratégiques beaucoup plus sensés de ses généraux) et
qu’au surplus il était singulièrement attiré par des jouvencelles extrêmement
jeunes (une forme de pédophilie ?); que Rudolf Hess était manifestement
très irrationnel (avec ses goûts occultistes et ses initiatives impulsives et
inattendues, que l’on s’expliquait mal) et très perturbé, probablement victime
d’une forme de schizoïdie ; qu’Heinrich Himmler, ce sadique froid et à ses
heures opportuniste, cultivait lui aussi un intérêt marqué pour l’occultisme, la
sorcellerie et le paganisme celto-germanique dans ce qu’il avait de plus obscur,
dont il rêvait de faire des alternatives « spirituelles » à
l’humanisme chrétien à ses yeux méprisable ?
Pour attrayant et passionnant qu’il soit, l’ouvrage de Jack El-Hai n’a pas
épuisé le sujet, tant s’en faut, à mon humble avis. Je n’aurais pas la mauvaise
grâce de dire qu’il me laisse un peu sur
ma faim. Comment pourrait-il en aller autrement, avec un tel sujet, si
délicat, si glauque, si opaque ?
P. Laranco.
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