CELLE
QUI SAVAIT LA NUDITE DES ÊTRES.
Sortir ou pas de sa chambre ? Alors qu’elle est en vacances. Que c’est
le moment ou jamais, pour faire la fête, pour danser, pour s’amuser. Sortir ou
pas ? Elle ne sait plus. Elle n’arrive pas à se décider. Ce n’est pas une
question de vie ou de mort. Loin de là. Ou peut-être bien que oui. Elle risque
de crever si elle reste à l’intérieur. De mourir de faim. Mais elle se doit
avant tout de préserver sa raison. Elle ne veut pas devenir folle. Et elle le
deviendra si elle ne parvient pas à se libérer des autres. Et ils l’attendent.
Ils sont impatients. Ils la dépèceront une fois encore. Ils ne lui accorderont
aucun répit. Ils ont besoin d’elle.
-
Elle
n’ose pas dire que c’est un pouvoir. Elle n’aime pas ce mot. Pouvoir. Qu’est-ce
qu’il peut bien signifier après tout ? Qu’elle est différente des
autres ? Pas du tout. Elle est d’une banalité affligeante. Qu’elle
parvient à faire des choses incroyables ? Tout dépend de ce qu’on entend
par incroyable. Elle n’a donc pas un pouvoir. Ou peut-être que c’est un
don. Mais ‘don’ est tout aussi grandiloquent que pouvoir.
Vaut
mieux dans les circonstances se taire. Et ne pas tenter d’expliquer.
Il se trouve qu’on aime se confier à elle. On lui dit tout. On lui avoue tout.
Et très rapidement. Il lui arrive de rencontrer des inconnus qui, au bout de quelques
minutes, lui confessent leurs secrets les plus intimes. Elle ne leur demande, à
vrai dire, rien, elle ne fait rien pour, mais ils se mettent littéralement à
nu. Elle en a maintenant l’habitude. Ou du moins c’est ce qu’elle croit. Car
peut-on vraiment s’habituer à la nudité des autres ?
Elle
se dit parfois qu’elle est une éponge émotionnelle, qui absorbe les émotions
des autres. Alors qu’elle ne souhaite qu’une chose, qu’on l’écoute. Car elle a
des choses à dire. Elle aussi. Elle a tant à dire. Mais personne ne l’écoute.
Enfin pas véritablement. On l’écoute sans l’entendre. Ses mots se faufilent
dans l’oreille de son interlocuteur sans susciter la moindre résonance. Elle
aimerait que quelqu’un l’écoute des heures durant, qu’elle puisse tout lui
dire. Mais elle sait que ça n’arrivera pas de sitôt.
Elle
a été créée pour écouter non pour qu’on l’écoute.
Mais elle veut comprendre pourquoi on se confie à elle. Elle ne parvient
pas à trouver une réponse convaincante. Est-ce sa gentillesse ? Est-ce son
air innocent ?` Est-ce parce qu’elle sait poser les bonnes questions ?
Elle ne sait trop. C’est un phénomène curieux. Il se produit comme une alchimie
avec l’autre. L’autre se met à parler. Et il ne peut plus s’arrêter, les mots
deviennent lave, ils se répandent à une vitesse fulgurante. Ou plutôt c'est
comme de l'électricité qui se propage du corps de l'autre à son propre corps.
Ça lui fait penser à un dessin-animé. Bzz, buzz, biz, buzz et l’émotion se
transmet d’un corps à l’autre. Bzz, buzz, biz, buzz ! Bzz, buzz, biz,
buzz !
Elle éprouve un curieux sentiment d’excitation quand cela arrive. Qu’ai-je
donc en moi pour ainsi libérer l’autre ? Quelle est donc cette chose en
moi ? Serait-elle donc la grande prêtresse des émotions ? Pensée fort
agréable mais toutefois ridicule. On peut toujours rêver. La grande prêtresse
des émotions. Et puis quoi encore ? L’impératrice des émotions. La grande
impératrice des émotions. La sublime impératrice des émotions. Tu es décidément
folle, ma chère.
Et arrête donc avec tes bzz, buzz, biz, buzz ! Bzz, buzz, biz,
buzz !
Elle
aime bien regarder les yeux altérés de l’être qui se confie à elle. Des yeux
qui puisent dans ce qu’il y a de plus profond en lui, des yeux qui sont autres,
des yeux qui disent sa vérité. Quand il ne lui reste plus rien à cacher. Des
yeux qui disent ce qu’il est, entièrement, sans peurs, ni censure, qui révèle
ce qu’il est.
Mais
toutes ces vies, toutes ces émotions l’habitent. Elles sont dans son corps,
dans son imaginaire. Elle entend tant de voix, qui ne cessent de résonner en
elle.
Celle
d’un homme qui parle de son sentiment d’abandon. Celle d’une jeune femme
victime d’un viol à un très jeune âge. Celle de cette femme qui souffre de
solitude. Elle entend toutes ces voix qui convergent en un seul fleuve, fleuve
de mots, fleuve de boue, mots mêlés, mots emmêlés, fleuve visqueux, mots
différents mais au bout du compte mots semblables, mots qui martèlent le vide
en soi, mots que rien ne peut contenir, les mots sont en elle, fleuve de boue,
de ronces, d’écorces, fleuve de mots qui dévalent en elle, qui l’emplissent
entièrement.
Et ce ne sont même plus des phrases ni points virgule mais des mots qui s’enchaînent
sans fin regardez-moi j’existe épousez les contours de mon âme de mon corps
soyez à l’écoute de ce que je suis je n’en peux plus j’existe il faut en finir
avec la souffrance il le faut je n’en peux plus je me meurs je suis vide vide
de tout vide de moi-même il faut que quelqu’un m’écoute écoutez-moi je vous en
supplie je suis seul je suis seule pourquoi est-il parti pourquoi m’a-t-il quitté
je souffre trop trop trop je n’en peux plus je me lacère parfois la peau les
bras je bois je n’en finis pas de crier pourquoi pourquoi pourquoi pourquoi
pourquoi sont-ils ainsi faits pourquoi toute cette méchanceté mots sans fins
mot mots mots mots voix voix voix fleuve mots.
Et
les voix la poursuivent. Elle aimerait pouvoir les confiner en un lieu en elle.
Les enfermer dans une anfractuosité en son corps. Qu’elles y demeurent. Mais
les voix sont en elle.
D’où
cette fuite. Elle s’est réfugiée dans sa chambre.
Elle ne veut plus qu’on se confie à elle. Car elle sait maintenant ce qui
se cache derrière les sourires. Elle sait le vrai visage des êtres. Chacun
porte en soi une souffrance, sa souffrance. Indélébile. Unique. Comme une
empreinte. Elle ne peut guérir la souffrance des autres. Ce pouvoir, ce don,
qu’importe le nom qu’on lui donne a été accordé à d’autres. Elle est celle qui
fend le cœur des êtres pour en extirper ce qui s’y trouve. Elle sait fendre les
cœurs car son cœur est une hache, car son cœur déchire les viscères, les
muscles, les artères, la chair de l’autre, car son cœur est briseur de chair,
car son cœur noue sa chair à la chair de l’autre, parce que son cœur est
indissociable du cœur de l’autre, on ne peut plus les séparer, ils ne font
plus, au bout d’un moment, qu’un.
Mais pourquoi tous ces cris, toutes
ces larmes ? Elle parvient maintenant à deviner la souffrance des autres.
En un clin d’œil. Elle voit tout. Elle comprend tout. Elle voit le visage
intérieur des êtres. Elle lit ce visage, elle le parcourt avec ses yeux, elle
voit les rides, les fractures, les blessures. Parfois elle ferme les yeux, elle
le doit, elle n’en peut plus. De voir, de tout voir. Elle veut croire à
l’innocence des êtres. Elle veut croire au bonheur des êtres. Qu’ils sont à
l’image de leurs apparences. Ce serait tellement plus simple. Elle pourrait
alors être naïve. Ou bête. Elle pourrait enfin commencer à vivre.
Parfois elle se mue
en l’autre. Elle se dépouille de sa peau et revêt la peau de l’autre. Elle
entend tous les rythmes du corps de l’autre, ses moindres bruissements, le sang
qui s’écoule dans les veines, les brisées des peurs, les soubresauts des
angoisses, les élans des rêves. Elle s’oublie alors complètement. Elle n’est
plus.
Mais elle ne peut
en parler à qui que ce soit. Quoi leur dire après tout ? Que je ne suis
plus moi.
Cela fera bientôt
plus de dix jours qu’elle n’est pas sortie de sa chambre. Elle a, par ailleurs,
débranché son téléphone. Il n’y a donc aucun moyen de la contacter. Certains,
elle le sait, n’attendent que ça. On a besoin de toi. J’ai un souci. Ça ne va
pas. J’ai mal. Merci de m’écouter. Tu es trop gentille. Il faut que je te
parle.
Elle n’en veut
pas. Et elle a mieux à faire. Elle est encore jeune. Elle a des rêves à
réaliser.
Elle a envie d’être
comme tout le monde.
D’avoir un copain
par exemple Ou d’avoir des projets plein la tête. Ou de pouvoir être
insouciante.
Elle attend donc.
Et elle réfléchit. Quoi faire ? Mais surtout oublier. Il lui faut oublier.
Elle doit expurger la souffrance des autres
de son corps. Elle ne sait comment s’y prendre. Elle a, à vrai dire,
tout tenté. Le sommeil, la lecture, le sport, le silence
et même le jeûne. Mais rien ne marche. Les voix en elle, au contraire, prennent
de l’ampleur. Elles deviennent plus vives, plus denses. Elle a peur parfois de
perdre la tête. On lui en a trop dit.
Et elle ne pourra
demeurer indéfiniment dans sa chambre. Elle doit se ravitailler. Elle devra sortir
d’ici demain, au plus tard.
Elle regarde la
ville par la fenêtre. Qu’elle semble belle ce matin. Ce sont les vacances. Le
temps de la fête. La ville est une invitation au bonheur. Elle aperçoit au loin
des silhouettes. Sans doute des gens qui se rendent au travail. Elle ne voit
pas leurs visages. Heureusement. Elle ne doit pas voir leurs visages.
Une émotion
violente l’étreint. Elle commence à pleurer. Ils lui diront tout encore. Tout à
l’heure ou demain. Qu’importe. Elle ne sortira plus de sa chambre. Elle préfère
crever. Ou devenir folle. Elle n’en peut plus.
De savoir la nudité
des êtres. De posséder ainsi en soi toute la souffrance du monde.
Umar TIMOL
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire