En dépit de la
richesse en monuments, en textes et en artefacts (inouïe pour une culture de la
haute antiquité) qu’elle a laissée, malgré son organisation et son immense
volonté d’imprimer sa marque, de léguer des traces défiant le temps, nonobstant
le déchiffrement des écritures de l’époque pharaonique et, donc, la possibilité
de traduire aisément les textes, l’Egypte ancienne nous reste largement opaque.
Comment la comprendre ?
Comment conférer sens aux données de tous ordres que l’on possède sans « interpréter »,
sans « projeter », à partir de sa propre culture et sans « combler
les trous » à sa manière ?
Les Égyptologues occidentaux (qui demeurent, du moins pour le moment, majoritaires) sont-ils
vraiment en mesure de rendre compte avec exactitude de la quasi première et de
la plus longue des grandes civilisations de la planète ? Le fossé – tant culturel
que temporel – n’est-il pas immense ?
Anthropologue et
archéologue américaine, l’auteure de cet ouvrage aborde ces questions, ces problèmes
– cruciaux – avec une remarquable humilité et un très grand scrupule.
Est-il possible de
mieux « connaître » cette prestigieuse et fascinante civilisation
située au confluent de trois mondes (l’Afrique, le Proche-Orient et le domaine
méditerranéen) en ignorant à peu près tout de ce qui en constituait le « socle » :
les mœurs, les habitudes et mentalités des anciens égyptiens ordinaires ?
Tâche difficile que
seule, bien évidemment, la fouille des sites populaires, c'est-à-dire des
villages ou faubourgs en ruine (qui ne sont guère légions) est susceptible de
nous permettre.
Ce livre se concentre
donc essentiellement sur deux sites du Nouvel Empire (au cours duquel l’Egypte
s’est beaucoup « ouverte » aux influences extérieures) : le
village d’artisans d’état de DEIR EL-MEDINEH et les quartiers populaires de l’éphémère
capitale du fameux pharaon « hérétique » Akhenaton, AMARNA – où,
entre parenthèses, on est passablement surpris de noter que, même là, le « premier
culte monothéiste » connu de l’Histoire humaine semble n’être resté que
tout ce qu’il y a de superficiel et de fortement élitiste.
Et l’idée que nous
avions une nette tendance à nous faire de la place dévolue à la femme en Egypte
pharaonique en prend (hélas) un sacré coup !
Dans l’antique vallée
du Nil comme ailleurs – ou plutôt à peine moins qu’ailleurs, la femme demeurait
« la seconde » ; n’en déplaise aux puissantes déesses (notamment
HATHOR), aux prêtresses et aux fortes figures historiques d’une HATSHEPSOUT
(laquelle se faisait d’ailleurs appeler « Pharaon » au masculin), d’une NÉFERTITI ou d’une NEFERTARI. Même si, au plan juridique, l’égalité des droits
entre hommes et femmes se trouvait pleinement reconnue, et l’application de la
loi garantie par l’existence (active) de sortes de cours de justice qui
siégeaient même dans les villages, même si les femmes avaient un large accès à
l’espace public où elles se montraient fort actives, exerçant, notamment, les
activités de tisserandes, de commerçantes et d’agricultrices et possédant, en
bonne et due forme, des biens propres (certes, bien moindres que ceux des
hommes) qu’elles pouvaient léguer à leur parfaite convenance par le biais de
testaments, même si les divorces ou les séparations à leur initiative étaient
aussi répandus et nombreux que ceux qui étaient à l’initiative de leurs
compagnons, même si elles n’avaient pas à subir la polygamie, il n’en reste pas
moins qu’on les écartait de toute scolarisation et que l’Egypte ancienne n’a, à
ce qu’il parait dans l’état actuel de nos connaissances, laissé filtrer aucun
indice d’expression publique, officielle ou personnelle du vécu féminin spécifique. Apparemment seul à s’exprimer (peut-être
en raison de l’analphabétisme féminin généralisé), l’homme du Nil, qu’il soit ordinaire ou plus lettré, regardait la
représentante du sexe opposé comme un objet de plaisir, ou alors une sorte de « machine
à fabriquer une famille nombreuse » n’existant que par et pour son époux
ou son compagnon, jusques et y compris dans l’au-delà (si important dans l’optique
de cette culture) où elle n’avait même pas droit, en tant qu’être distinct,
autonome, à la fameuse « immortalité » égyptienne individuelle.
« Travail,
famille, patrie, religion et…dolce vita », telle aurait pu être la devise
de ce peuple. Quoiqu’extrêmement industrieuse, la société pharaonique n’avait
rien d’austère : convaincue qu’il n’existait aucune séparation
envisageable entre l’esprit et le corps et par ailleurs extrêmement portée au
matérialisme, elle était fortement centrée sur l’hédonisme et sur l’exaltation
de tous les sens. Loin d’être sinistre comme on le croirait volontiers au vu de
la place que tenaient les tombeaux dans leur culture, ces gens-là adoraient la
vie, la joie, les états de transe, la fête, la beauté clinquante et la passion
amoureuse ; ils aimaient se gorger de sensations et recherchaient tout ce
qui est agréable ; leurs hommes se paraient de bijoux, se maquillaient et
usaient de parfums et onguents dans la même proportion que leurs femmes. Pour des raisons mi
mystiques, mi hédonistes (mais, dans leur esprit, cette distinction n’avait
sans doute pas de sens), leurs fêtes religieuses tenaient à la fois de la
procession fortement ritualisée et plus ou moins extatique telle qu’elle se
pratique, de nos jours, dans l’hindouisme, et de ce que nous pourrions
qualifier de « déchaînement carnavalesque », de « bacchanale »
incluant les danses, l’abus d’alcool et de diverses « drogues »,
de même que les rapprochements « sauvages» entre hommes et
femmes. Parallèlement, ils entretenaient un culte des morts et des ancêtres,
tout à la fois aimés et craints. Leurs demeures étaient remplies d’autels et d’amulettes
de toutes sortes. En bon fellahs, ils avaient une vision extrêmement cyclique
de l’existence, de l’ordre des choses, des processus inhérents à la vie qu’ils
menaient. Pour eux, la sexualité mâle et hétérosexuelle constituait le pivot de
l’univers, la femme, de son côté, incarnant la fécondité passive (le champ à labourer). Passionnés de vie et
puissamment ancrés dans la sensorialité comme ils l’étaient, ils ne pouvaient
donc que redouter le passage dans l’au-delà et, en conséquence, leur art
mortuaire visait à conjurer cette crainte sourde en entretenant la croyance que
la mort n’était qu’une vie améliorée.
L’Egypte était une société très
cultivée, très inégale et souvent sans concessions, qui, nettement, favorisait les hommes de l’élite aux dépens
du reste de la population, à savoir les pauvres, les jeunes, les femmes et
les enfants. Il est vraisemblable que ces deux dernières catégories (femmes et
enfants) devaient renvoyer l’image d’une faiblesse toute particulière, étant
donné que la mortalité des femmes en couches et celle des enfants en bas âge
étaient absolument énormes. l’ordre
et la cohérence sociale
garantissaient l’effort commun ; ils réussirent à cimenter, des
millénaires durant, une identité forte et tenace autour de la sédentarité, de
la fertilité du Nil, des pôles de pouvoir (Pharaon – prêtres) ainsi que d’une
spiritualité vitaliste qui imprégnait tout, intégrant sans aucun problème le
sexe, la mort, la famille, le rituel et le spirituel, les hiérarchies, le
raffinement et même la fête.
En lisant cet ouvrage
très clair et très complet, on ne peut s’empêcher de songer un peu à CHEIKH
ANTA DIOP, en apprenant, par exemple, que ces gens pratiquaient l’enterrement
du placenta ainsi que l’isolement menstruel des femmes de chaque maison
populaire dans un bâtiment spécial de l’enceinte domestique, proche mais
soigneusement séparé du corps de bâtiment principal, exactement comme dans les
cultures ancestrales de l’Afrique subsaharienne.
De même, le vitalisme religieux
et l’exaltation de la fertilité masculine au travers de l’idéal d’une
descendance qui soit la plus nombreuse possible paraissent se rapprocher
singulièrement de ceux de l’Afrique Noire ou, à tout le moins, du monde
néolithique.
Il faut ici saluer la
démarche de cette égyptologue occidentale, qui s’efforce de voir l’Egypte [l’Egypte profonde] d’un point de vue postcolonial, par le
biais d’un éclairage pluridisciplinaire extrêmement précieux.
Les gens qui s’intéressent
au sujet ne pourront, à mon sens, qu’être enthousiasmés par cette lecture, qui
tente de renouveler notre regard et, ma foi, y parvient.
P. Laranco.
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