On ne devrait jamais arguer, alléguer « je n’étais plus
moi-même, quand j’ai fait ça ». Tous nos abysses, toute notre complexité
(même inconscients, même frappés par l’amnésie) nous appartiennent.
« Être soi-même », nous prône-t-on. Mais quel soi-même ?
N’avons-nous pas des milliers, des kyrielles de
« soi-même » en soi ?
Notre personnalité n’est-elle pas davantage semblable à l’œil
multifacettes des insectes qu’à un bloc ferme, lisse, pareil à un monolithe
tout d’une pièce ?
C’est à peine si j’ose l’oser, mais je le hasarde en dépit de
tout : « qui est soi-même ? Où commence-t-il ?
Commence-t-il jamais ? ». N’est-il pas en état de mue, de réarrangement
perpétuel ? N’est-il pas, par sa complexité même, une illusion
vertigineuse, un insaisissable piège (que d’autres appellent « la
conscience de soi ») ?
Sans contrôle des émotions, pas de vie sociale tenable. Pas de
vie sociale tout court.
Et, mieux encore, pas de possibilité de prendre du recul, pour
mieux observer et pour mieux comprendre.
En amitié comme un amour, c’est toujours un peu soi qu’on aime à
travers l’élection d’un autre. Les attirances, les sentiments sont déterminés
par l’affinité, la ressemblance.
Si l’on ne retrouve pas un minimum de soi dans la/les
personne(s) élue(s), la relation ne sera jamais vouée à durer très longtemps.
Ce que l’Homme aime encore bien plus que les mystères ?
Les miroirs.
La tentation d’imiter – et, donc, de nier l’altérité – reste
toujours très forte chez l’Homme. Elle est innée, car elle a pour supports les
neurones-miroirs. C’est grâce à elle que, spontanément, nous nous identifions
non seulement à tel ou tel congénère, mais sans doute encore aux animaux, aux
objets, à la nature entière, que nous « anthropomorphisons ».
« Je suis l’autre ; l’autre, c’est moi ».
Mais n’est-ce pas une illusion à double tranchant, souvent
lourde de conséquences ?
Toute chose porte en elle son propre au-delà. Sa dimension
d’autodépassement, de plénitude.
En chaque objet réside une sorte d’émanation ; une expansion
vers quelque chose d’autre, qui a une dimension plus ample. Une aura qui
scintille et a le pouvoir de l’entraîner plus loin. Une espèce d’emballement,
issu de son seul poids de présence.
Chaque chose trahit un mystérieux surplus, qui la rend bien plus
vaste qu’elle ne l’est ; et, ce faisant, bien plus réelle.
Les immeubles possèdent des arrière-cours. L’astre lunaire
abrite une face cachée. Sans doute en va-t-il, pour le moindre objet, de même.
Si l’épaisseur des objets est, à de nombreuses reprises, trompeuse,
c’est qu’elle n’est tout au plus qu’un prélude, un tremplin, une fausse
barrière. Un désir feutré, diffus, de laisser deviner, de « trahir »
tout ce qui la prolonge.
Savoir voir l’au-delà des objets, du réel le plus banal…
Soupçonner, puis peut-être débusquer, franchir la porte arrière qui vous mènera
à son arrière-cour…
Plus les sociétés seront holistes, soudées, de type
« traditionnel », plus les gens qui les composent sentiront peser sur
eux le « poids » et la promiscuité des autres ; et, par
réaction, par adaptation, plus ils développeront une tendance au contrôle de
soi, à la dissimulation et au « faire semblant ». Leur goût du secret
(et du « jardin secret », au plan individuel) contraste avec
l’exhibitionnisme des sociétés récentes, telle la société états-unienne (où
l’idéal du « tout déballer », de la « transparence » et de
la liberté à tout crin, qui aboutit parfois à un indéniable sans-gêne, est plus
que florissant).
De la part des gens, rien ne m’étonne. Sinon, peut-être, leur complexité.
Ceci explique sans doute cela.
Et vaut également pour moi-même.
Il se pourrait que les relations, remarquées depuis longtemps,
et depuis non moins longtemps énigmatiques et intrigantes, entre la créativité
et certaines atteintes ou déficiences mentales et inadaptations d’ordre social
(telles l’épilepsie, l’autisme dans sa forme Asperger, la maladie bipolaire
voire la paranoïa et la schizophrénie) soient en voie d’éclaircissement.
Les atteintes touchant certaines parties (« aires »,
ou encore « modules ») du cerveau pourraient bien, en les
neutralisant, en les « éteignant » plus ou moins, se voir – en vertu
de la plasticité cérébrale – compensées par une hypertrophie d’autres zones du
même cerveau non atteintes, celles gérant la spatialisation, le maniement des
chiffres, ou le sens du dessin –ou encore celui de la métaphore ou du jeu de
mots, par exemple. (*)
(*) cf. Vilayanur RAMACHANDRAN : Le cerveau fait de l’esprit, Ed. Dunod, 2011.
Maintenant, je comprends pourquoi on a peint – ou sculpté – tant
de « Vierges à l’Enfant ». Une mère qui tient son jeune bébé contre
son sein et l’enserre de ses bras, c’est un instant fort, quasi magique. C’est
une image de fusion presque absolue entre deux êtres. Une image dont nous
portons à jamais, pour toujours en nous la secrète, nostalgique empreinte. C’est
(hors la grossesse) le maximum humain du rapprochement, de la tendresse, de l’intimité,
de la protection, de la chaleur. Cela, aucun amour sentimental ou érotique
ultérieur ne sera apte à nous le rendre.
A travers leurs œuvres, les peintres et sculpteurs ont voulu
saisir cette acmé, qui les fascinait. Ils ont cherché, autour du couple
madone-bébé une sorte d’aura invisible en forme d’œuf de béatitude. Un halo de
félicité, qu’ils émanent et qui les maintient ensemble seuls au monde, ou hors
du monde. Et que rien n’égale.
On ne déteste pas seulement des gens parce qu’ils vous ont gêné
ou causé de graves torts.
Il arrive aussi qu’on les " aie dans le nez " parce que c’est
NOUS qui les avons lésés gravement.
Le sentiment (secret) de honte est aussi un facteur de haine (et
même parfois, de haine redoutable).
« Je ne te hais pas parce que tu m’as agressé(e), mais parce
que JE t’ai agressé(e). Or, il n’est pas possible que j’en ai usé ainsi avec
toi sans raisons ».
Y aurait-il eu autant d’antisémitisme au XXe siècle (notamment
sous le régime nazi) s’il n’y avait eu, au préalable, la longue habitude des pogroms
en Europe de l’Est et celle de la ségrégation spatiale des Juifs dans l’espace
ouest-européen ? Y aurait-il autant
de négrophobie s’il n’y avait eu la traite négrière et la mise en esclavage
impitoyable d’une bonne partie de la population que comptait l’Afrique Noire ?
Autant de misogynie si le « beau sexe » n’en avait pas tant subi ?
Autant de crainte des réfugiés, actuellement, s’il n’y avait eu les diverses colonisations
européennes ?
De l’aversion pour l’Autre en tant que justification défensive,
que quasi réflexe, que sauvegarde (psychologiquement vitale) d’une estime de
soi collective… De l’aversion pour l’Autre en tant que proche cousine du
déni/non-dit…
Il est grandement heureux que la vie nous réserve des
déceptions. Les déceptions forgent et trempent l’âme. Elles sont d’excellents
professeurs, dans la mesure où, peu à peu, à force d’à force, elles nous
apprennent fort utilement à nous méfier de nos attentes et, par conséquent, de
nous-mêmes, ce qui, au fond, est l’essentiel.
Quel individu n’a pas, comme la lune, sa face rayonnante et sa
face sombre ?
Le juste milieu et l’esprit humain semblent faire assez mauvais
ménage.
Le fait qu’en règle générale, les « boucs émissaires »
constituent des catégories inoffensives et vulnérables, incapables de se
défendre dans le contexte où elles sont attaquées en dit considérablement long
sur l’hideuse lâcheté, sur la cruelle veulerie de la nature humaine.
L’Homme ne met-il pas « la charrue avant les bœufs »
dans ses rêves spatiaux (n’en déplaise à Stephen HAWKING) ?
Ne cherche-t-il pas pour une certaine part, dans ces songeries
et dans les entreprises qui en résultent, à oublier ses multiples problèmes « bassement
terrestres » ?
Pourquoi ne se soucie-t-il pas, d’abord, de ses innombrables
scandales sociaux liés aux plus que choquantes disparités de niveaux de vie et aux
criantes disparités ethniques, sexuelles
et culturelles ?
On vide lentement (en fait, pas si lentement que cela) Paris de ses
« vieux », de ses pauvres et ultra-pauvres, de ses « immigrés »
et de ses travailleurs manuels au nom de l’idéal (bourgeois) de la « ville
propre ». En vertu du principe très à la mode de « gentrification »,
l’on veut une ville proprette, sûre, verte, esthétiquement impeccable,
grouillante d’enfants (Blancs) de Blancs aisés, raffinés et, en moyenne,
trentenaires qui s’imaginent, innocemment, à la pointe du « progressisme »
(alors qu’ils ne sont qu’une nouvelle version de la « jeunesse dorée »
conquérante, désinvolte, méprisante sans même s’en rendre compte). C’est une
forme d’exclusion nouvelle, qui se refuse à dire son nom, et qui jouit du
soutien de toutes les formations politiques qui peuvent prétendre gouverner.
Depuis quelques dizaines d’années, sa sournoiserie se montre fort habile.
Pour autant, « ces gens-là » s’imaginent-ils que le
peuple n’a pas cessé d’être dupe ?
Les « identités » claniques, ethniques sont, sans nul
doute, des sortes de « prisons », et elles entretiennent les conflits
(« eux et nous », ou peut-être, bien plutôt, « eux ou nous »).
N’empêche que le besoin de se regrouper en petits « clans »,
en factions cimentées par l’habitude et/ou par l’affinité semble, chez l’être
humain, congénitale.
N’oublions tout de même pas que le cerveau de l’Homme, aux dires
des scientifiques, n’est en mesure de
tisser des liens et/ou des interactions dignes de ce nom qu’avec au grand
maximum seulement environ 150 autres personnes.
La conscience universelle – celle du « Je suis humain, et
rien de ce qui est humain ne m’est étranger » est fort récente, et plutôt
d’ordre intellectuel. En revanche, la conscience d’être étroitement lié à un
(petit ou assez petit) nombre de personnages, à une « communauté »
limitée est, pour sa part, de nature affective, donc autrement plus spontanée.
Un champ de « vérités », c’est comme un champ de
mines. Ça peut, à tout instant, mettre le feu aux poudres.
Il est tout de même étrange qu’un organe tel que notre cerveau –
que l’on dit être un pur produit de la sélection naturelle et de l’adaptation
possible à toutes sortes d’environnements et de situations (de par sa
plasticité et de par son exceptionnelle capacité à résoudre les problèmes) –
soit également devenu, au fil du temps, un producteur de réalité virtuelle, un
puissant filtre entre son propriétaire et la réalité brute, susceptible même de
le détourner de cette dernière (en créant tout un monde intérieur de pensées, d’impressions,
d’images, d’œuvres d’art, d’hallucinations ou de délires).
L’Homme a l’ « instinct » de manipuler tout ce
qui l’entoure à sa convenance, selon ses besoins. Sans doute n’aurait-il pas
survécu s’il n’avait eu cette pulsion.
Son intelligence et les facultés logiques et technologiques qui
en découlent l’ont fait passer maître dans cet art d’aménager, de modifier, de
bouleverser radicalement le monde en un temps record.
Il reste que tout ce qui est, autour de lui, repose sur des EQUILIBRES.
Et aucun équilibre ne se laisse déstabiliser sans qu’un faisceau de
conséquences – dont ce que nous appelons « effets pervers » font
également partie - n’en résulte.
Illusion ou réalité ? Quelle est la nature du monde (et la
nôtre, du même coup) ?
Et si, dans le fond, les deux concepts étaient tout, sauf
incompatibles ?
Et si, dans le fond, la « réponse » était « Réalité
ET illusion » ?
P. Laranco.
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