Voici un texte que mon
ami le poète, peintre, conférencier, critique d’art et anthologiste Jean-Claude
ROSSIGNOL, qui, hélas, nous a quittés le 14 mai de cette année, a eu la grande
gentillesse d’écrire pour moi, en 2002. Il a, en qualité de préface, brillamment
inauguré mon recueil de poésies intitulé Circonvolutions,
publié en la même année et aujourd’hui épuisé.
Je le publie ici parce
que c’est le seul texte que je possède de Jean-Claude, et qu’on peut y déceler
cette extraordinaire façon qu’il avait d’ « entrer dans un livre »,
de saisir avec une justesse et une sensibilité rares, en s’impliquant
complètement, la poésie des autres. Il donne un probant aperçu de son attention de critique,
sérieuse, passionnée et entière.
Jean-Claude fut, de
plus, avec sa compagne, Christiane LAÏFAOUI et pendant de nombreuses années, au
travers de l’association Les Messagères
du Poème un soutien hors pair de l’écriture poétique francophone au féminin
par le biais de nombreuses anthologies ainsi que maints récitals-galas, au
CENTRE WALLONIE-BRUXELLES de Paris.
Ce sont deux figures
qui nous manquent…
P.L
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Une femme
poète, Patricia Laranco.
-oo0oo-
Peut-on mieux s’imprégner
de la personnalité d’une poète qu’en la lisant ? Et, lire de la bonne
poésie est un plaisir rare. Les poèmes de Patricia, en vers libres ou en prose
poétique, expression qu’elle utilise volontiers, sont poésie pure.
Son dernier recueil,
le cinquième, « Circonvolutions », se subdivise en deux parties, « Harmonie »
et « Chaos », dont les textes regroupés sous ces titres se
différencient surtout par une composition traditionnelle dans l’esprit de la
poésie contemporaine, pour les uns, et une inspiration torrentueuse courant en
trombes verbales sous la plume, pour les autres.
Dans « Harmonie », la femme poète se reconnait dans
les vertus de la solitude (« -tu es seule ! »), cette nécessité
de solitude intérieure souhaitée par Rainer Maria Rilke et André Breton (« se
recharger en milieu isolé »), dans laquelle elle se recompose, s’éveille
au monde, à la nature qui l’entoure, et sans laquelle elle ne pourrait créer.
La phrase poétique de Patricia surgit sinueuse, elle serpente en
circonvolutions dans son univers psychique et capte le sentiment ou la
sensation choisie qu’elle nous livre à chaud, métaphoriquement transmuée par le
verbe. Lieux, éléments, végétation, lumière, nous sont rendus en termes
concrets, avec le maximum de vérité, de pouvoir de suggestion. Les
mots-sentiments, les mots-sensations (noms, adjectifs, verbes), souvent
composés, combinés, agglutinés en trouvailles heureuses, fusent expressifs,
colorés à nos yeux, à nos oreilles presque, et les poèmes qui les englobent
avec eux. Les textes sont conçus tels des soliloques déambulatoires où l’on
devine un dialogue intérieur, muet, de la poète avec elle-même, comme une invitation au voyage, moment magique d’ « un
petit matin », mystère d’un jardin « lavé par la pluie », ou,
apostrophe familière à la nature personnifiée, « Ah je te connais bien
vieux Septembre… ». Les textes variés se présentent en laisses courtes ou
échevelées et extensives sur la page, suivant l’inspiration (« Veillée par
l’ombre »), ou sagement rangées en rectangles.
(« Quotidien »,
« Après l’averse », « Premiers âges »), bijoux de
tableautins impressionnistes (« Novembre lie-de-vin », impression « Après
l’averse »), les demi-saisons, l’automne et septembre étant sa saison d’élection.
Ses poèmes, qu’ils soient au carré, à la métrique proche du sonnet, en
quatrains ou en prosodie libre, touchent à l’ultime intimité de l’être.
Le lecteur se
reconnait dans ses paysages intérieurs, reflets de l’extérieur, où la poète se
love. « Les Déments » est un texte saisissant de présence, Patricia a
vécu, il est vrai en observatrice, dans un milieu d’enfermement pour personnes
âgées. Ses tableaux (leur auteure est aussi peintre et photographe) poétiques, « Babils »,
« Terrasse de café », par leur spleen avéré, s’ils dépeignent un
spectacle ambiant enjoué, trahissent son émotion qui s’épanche en accents
baudelairiens (Baudelaire et Rimbaud sont une de ses premières influences). La
poésie y nait du décalage entre les sensations du monde extérieur et le
sentiment de son moi, de la « stupide pesanteur » de l’un en
opposition au « diffus sentiment de n’avoir prise sur rien ». Le
monde lui fait penser à « une vaste toile cirée, d’où toute aspérité se
trouverait bannie » (« Quotidien »). Seuls, peut-être, les paysages
champêtres qu’elle côtoyait dans son enfance et dont elle a la nostalgie la
laissent « palpitante d’émoi ». Ce décalage, ce dédoublement du moi
poétique se retrouve dans « Buffets de gare », lieux de transit, d’arrachement
où la poète confie sa souffrance, son déchirement, « ombre partagée »
entre exubérance extérieure et tristesse intérieure, « partir » et
arrivée, « quitter et aller vers ». Elle nous suggère l’ambiguïté « déprimante »
de ces lieux doubles, troubles, révélateurs. Ils lui font découvrir sa « nature
de déracinée chronique ». En effet, Patricia est née à Bamako au Mali,
sang-mêlé d’un père français d’origine espagnole et d’une mère mauricienne
elle-même métisse.
Sang-mêlé d’Afrique et d’Europe aussi pour avoir passé sa petite
enfance en Afrique Noire (Mali, Guinée, Cameroun), puis en France, en Charente
et dans le Béarn (elle a fait ses études à Pau), avant de s’installer à Paris.
Par affinité, elle se sent plus proche de son ascendance
maternelle, mauricienne/créole, déterminante à ses yeux, qui s’ajoute à l’influence
africaine et à la culture de langue française. Elle assume pleinement son
métissage, sa diversité forgeant sa singularité. La créolité, chez Patricia, ne
se pare pas d’emprunts langagiers, elle se signale par l’acuité de son regard
introspectif, à la sensibilité exacerbée, que révèle sa poésie d’exil et de
nostalgie.
De sentiment d’absence
d’attaches en quête de ses racines. Son métissage n’induit-il pas également sa
prédilection pour le chiaroscuro, les
demi-teintes, les recoins « voilés d’ombre » qui accusent le mystère,
« les contrastes cruels/parce qu’exaspérés de l’ombre et su soleil » ?
Elle excelle à conter « les fantômes des lueurs », « les reflets
sur les boiseries », les moments doubles du petit matin et du crépuscule,
entre chien et loup. Sensations duelles qu’exprime son poème « L’Androgyne »,
être double aux principes masculin ou féminin dominant, en proie, « le
sexe scellé », à une schizophrénie ontogénique le vouant à une solitude dirimante,
prisonnier qu’il est de ses impulsions contraires attirance/rejet,
désir/principe de réalité tel un « intouchable » enfermé dans son « impossible
vivre ». C’est dans la solitude que la femme poète se ré-unifie, réfléchit
et trouve un sens à sa vie, la méditation entrainant une « transmutation
des lambeaux du réel », la déconnexion indispensable à la compréhension
spirituelle souhaitée « fulgurante et désincarnée » (voie sèche), ou « progressive
et patiente » (voie lente), vers l’ascèse, la sagesse. « Ascèse » ponctuant
cette première partie en « Harmonie ».
Et c’est le « Chaos » (deuxième partie), baroque,
torrentueux. L’avalanche née du choc des idées et des mots, « M’éveillant,
m’émerveillant/veillant, me vermeillant, m’ayant moi-même instituée mot/des
images me flagellent ». Les mots, la phrase ont grossi comme après un
orage, les vocables tourbillonnent, « boule issue de l’argile où l’eau
fait des bouillons-collines » (« Sardanapale », un de ses
premiers poèmes en prose, composé à vingt ans). C’est le signal d’une révolte
de l’imaginaire qui ouvre les vannes à un exotisme débridé dans un grand
roulement verbal d’images surprenantes, inventives. Une écriture
semi-automatique déversée à gros tonneaux, où feu eaux, feu villes, sang, houle,
mot vérandas, « mots-mémoire », « hypnose parue-parure » se
mêlent, inextricables. Ces flots logorrhéiques comme issus d’un gave en crue ne
sont pas sans s’apparenter aux flamboiements véhéments des « Chants de
Maldoror » en ce que la laisse en liberté d’ »Harmonie » s’est
muée en une écriture éclatée, mais non plus « en reliance » au
premier degré (cette veine poétique de « Chaos » ne s’inscrit pas
dans un espace-temps particulier, continu, de la vie de Patricia, elle alterne
avec son autre manière). « Le petit matin » s’identifie dès lors à
des « mammouths cendrés qui se reposent ».
« Et aujourd’hui ? Jour vert que le lichen surveille ».
La phrase (ou le vers) se déroule toujours serpentine, mais elle arrache !
Elle arrache rageusement au passage les racines des plantes « qu’elle
traine dans la poussière pour les rendre méconnaissables ». Une imagerie
différente s’affirme, où le verbe oublie de bon cœur son sujet. La prosodie,
même plus sage, ne gène en rien le délire métaphorique qui, « dans un
fracas de lumière », renouvelle le texte, son objet. Et toujours
réapparait la dualité : « Deux moitiés de cerveau conversaient en
silence », schizophrénie latente que porte en elle la poète. « Le
cerveau en deux moitiés », parlant philosophie, est-ce, comme elle se le
demande, cette nécessité de dépassement de la lettre et du monde, « l’envol
nécessaire et souhaitable » (« Etonnement »), « le blanc
crépitant de l’envol » ? « Tout ce qui existe est doublé d’un
spectre pensif…doublé d’une aile » (« Merveille »), et la
poète n’est plus qu’« un nain fourvoyé/au visage qui quête/surpris dans
son envol/solitaire d’oiseau » (« Pleine lune »).
Dans « Seul libre » (« Seule ivre »), la
poète nous livre une clé, celle de la rédemption possible. Solitaire comme la
lune qui la suivait, « cœur que l’on avait arraché de ma poitrine »… »nous
pleurions, âmes séparées que nous étions seuls libres. La poète, l’image de son
moi « disloquée », dépaysée, dé-racinée, « prise en tenaille »
entre ses origines métisses,, conserve la volonté intime de réintégrer la terre
perdue/promise, « Mother India » personnifiant la quête spirituelle d’un
Orient régénérateur. La recherche de l’unité perdue entreprise par le biais du
langage (lecture/écriture) amorce cette reconquête personnelle (la « Bhagavad-Gita »,
livre de la sagesse hindoue, est le livre de chevet de Patricia) d’une terre
natale dispersée à l’unité retrouvée, d’une diversité d’origines surmontée
grâce à une écriture métisse singulière.
Jean-Claude
Rossignol
Le 12/02/2002
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