jeudi 24 juillet 2025

Alain LEBEAU.

 














DERRIERE LE TSUNAMI.








La vague est passée

la mort s'est retirée

reste

derrière la vague indienne

la colère des ruines



La nuit

l'aéroport de Madras

sent le moisi climatisé

les murs salpêtrés

l'encens éteint

Dehors

humide et lourde

la nuit indienne

appuie sur les épaules

et dégouline dans le cou

Des hommes dorment par terre

sous les lampadaires

des vaches dorment debout

au milieu de la rue

des chiens jaunes

rôdent dans les caniveaux



A coups de klaxon

des autos slalomment

entre les camions éteints

les rickshaws cascadeurs

et les ombres humaines



Le jour se lève sur Mahabalipuram

l'antique cité des tueries

qui nous accueille

avec un collier de coquillages

La plage est toute proche

tapie dans l'ombre

La vague est venue lécher le pied du lit

et s'est retirée en grognant

Aujourd'hui encore

elle a voulu mordre

le temple de Tituchedur

et les talons des pélerins en fuite



Ils savent 

tous

que Kali la noire

tire sa langue rouge

et roule ses yeux de sang

Des musiciens jouent au pied de l'ashram

pour personne

le bus s'est ouvert de l'autre côté

et ses touristes passent la tête

dans les colliers de jasmin

A l'hôpital ouvert sur la rue

un moribond halète sous sa perfusion

un dentiste creuse une molaire carriée

sous le regard des autres patients

une femme adultère couchée sur le trottoir

crie sous les brûlures d'acide

Des vélos contournent une vache

qui se fait épouiller par une corneille noire

Un mendiant pisse dans une rigole verdâtre

A l'hôtel Tristars

des étrangers blonds et rougeauds

dégonflent leurs pieds

dans l'eau claire de la piscine



Elle est là

retenant ses griffes

Des divinités en pierre la guettent

la vénèrent la craignent

Elle roule sa bave blanche

à deux pas des barques neuves

qui attendent sur le sable

que les pêcheurs n'aient plus peur

Le village a été rasé sur son bord

restent des carcasses de huttes

des débris de vaisselle

des culottes et des chemises ensablées

Au camp de réfugiés

il fait quarante degrés

sur le front perlé du Commissaire du Gouvernement

qui évalue les dégâts

en suçotant une noix de coco



Au soleil couchant

un épicier ose entrouvrir sa boutique

une femme en sari pédale

sa fille sur le porte-bagages

tenant un parasol au-dessus de sa tête

Une moto à quatre places

les croise en klaxonnant

Un camion occuppe la bande de goudron

les rickshaws s'écartent dans la poussière

Les jeunes filles en tresses

redressent le buste

sur leur vélo à guidon haut

La vie se réveille

les Tigres ont fermé leurs paupières

la voie est ouverte

le train galope dans le bush

les bus slalomment

entre les chicanes militaires

Le long des lacs friselés par le vent

Ganeh retrouve Bouddha

le cinghalais se mêle au tamoul

Le retour

fait un détour par la route à dollars

les éléphants à touristes

le Bouddha en or

les boutiques à souvenirs

Et l'on retrouve les lacets

entre les jardins à épices

les villages sans femmes

où les hommes

portent des calottes blanches

et des longues robes

les décharges de véhicules emboutis

les casses encore

enfin Kandy 

verdoyante

sous le regard du grand Bouddha Immaculé



Le rickshaw descend vers la gare 

à tombeau ouvert

Une roue décolle dans les virages

l'image de Bouddha se balance

au-dessus de la tête du chauffeur

Chaque passager supplie son protecteur

Le train n'attend pas

il se laisse glisser vers Colombo

où les premières gouttes de pluie

annoncent la mousson prochaine



L'air sent le chaud

le serpent vert vient boire

au bassin du jardin

les gouttes glissent lentement

sur les vitres poussiéreuses

A Colombo

de l'autre côté de la vague mortelle

la mer jalouse mauvaise 

agitée

brasse les égoûts de la ville

et vient lécher la plage

où les familles se promènent

en dégustant des beignets aux crevettes

On se baigne dans la piscine bleue

sur le toit du grand hôtel

On suçotte des cocktails au gingembre

en bronzant sur les transats



Enlève tes chaussures 

pour entrer dans la maison

joins tes mains

pour remercier ton hôte

il est temps de partir



A Madras

sur un trottoir couvert d'excréments

un fou hirsute urine

le long des roulottes à soupe

un mendiant squelettique

s'aggrippe au bras

des rares passants

une fillette en robe dégrafée

le regard effarouché

traverse un reste de jardin public

jonché de bouteilles

de papiers maculés

de sacs en plastique

d'étrons séchés

et de cadavres de rats

Des femmes des enfants

des débris d'humanité

croupissent sur des cartons crasseux

dans une odeur insoutenable

Ici c'est le fond de la misère

personne n'interviendra

On ne peut pas regarder l'enfer

en face

Le long des côtes orientales

les secours effacent la dette de l'horreur

vivent leur vie quotidienne

au milieu des chiens de passage

des passants indifférents



Les riches endimanchés

se rendent au restaurant

Les femmes et les enfant seront en bas

au Coca

les hommes en haut

au whisky

Sur le front de mer

Gandhi tourne le dos à la vague

Les Indiens s'abritent derrière un parapet dérisoire

comme les goélands

avant la tempête

Je dois un pélerinage

au temple de Ganesh

Elephant Child divin

Il a sauvé la vie de mon petit fils

jadis

J'avais oublié de lui recommander 

celle de la petite fille

qui n'est pas arrivée jusqu'à la vie

Les pieds nus brûlent sur les pavés

Un éléphant savant

saisit les pièces des pélerins

les dépose dans le tronc des donations

et bénit les têtes courbées

avec sa trompe



A Auroville

bulle rêvée d'harmonie humaine

des jeunes occidentaux en moto

cheveux de raphia au vent

des hippies fossilisés

et des Indiens hindouistes

suivent dans l'Ashram

de Mother la Française

les traces lumineuses

de Sri Auribindo le Yogi

et ouvrent l'école

aux petits villageois démunis



A Gandhi Nagar

la vague a léché les pieds des maisons

renversé le mobilier de l'école

arraché les huttes à la terre rouge

A Mallapuram

les enfants jouent dans le temple

avec le lingam de Shiva

Sur la plage

les barques alignées attendent

les pêcheurs interrogent la mer

le monstre joue aux dés sur les fonds

Le sorcier a des yeux de crapaud

ses mains dessinent les affres du mal

Il marmonne des mots magiques

et les douleurs s'évaporent

Dans les rues poussiéreuses

les sculpteurs taillent dans le granit

des Ganesh

fils de Shiva et de Parvati

dieu porte-bonheur

du savoir et de la vertu

Les rescapés de la vague

vendent des colliers de coquillages

des bâtons d'encens

des sodas à l'eau



Il fait quarante degrés

les lunettes s'embuent

à la sortie des hôtels climatisés

On ne voit plus la corneille sur le dos du buffle

le jain qui fait ses besoins dans la rue

les enfants aux yeux démesurés

On ne sent que la sueur

la mort et le jasmin



Mortel gymkhana entre Mamallapuram et Chenaï

Le taxi en furie

klaxon bloqué

repousse les bêtes et les fantômes

sur les bas-côtés où poussent les ordures

L'avion s'envole dans le ciel

Une gorgée d'eau dissout

le noeud du ventre



A Colombo

Bouddha a remplacé Ganesh

mais la rue est la même

les vaches en moins

étourdissante

asphyxiante



Le train pour Kandy

a des allures d'avant-guerre

de souvenirs d'enfance

et d'images de livres de géographie

A trente à l'heure

il hisse ses grappes de voyageurs

entre les bidonvilles

les rizières et la jungle

Après son passage

les habitants des bas-côtés

sortent de la forêt

marchent entre les rails

et réoccuppent le ballast où sèche le linge

Les chiens se couchent sur les traverses

Les bogies grinçent

le wagon roule

dans les virages au-dessus des ravins

et grimpe vers les nuages

d'où Bouddha sort sa tête

et contemple

énigmatique

la ville sacrée



La nuit allume les petites lumières

dans la montagne environnante

Des prjecteurs élèvent Bouddha au-dessus de tout

A la pleine lune de mai

il a définitivement atteint l'Eveil

Un chien en laisse

aboie au pied de la statue

Un moinillon se réveille

récite un mantra

et contre des roupies

vous attache un bracelet de lin

porte-bonheur

A l'hôtel

la Bible est sur la table de nuit



A l'hôtel perché au-dessus de la ville

on croise des hommes d'affaires

des humanitaires affairés

des fonctionnaires internationaux

un barbu devant

sa femme couverte de noir

derrière

un crâne rasé

un gilet pare-balles

une serviette diplomatique

une carte American Express

des jaunes des noirs des blancs

tous importants

au prix où sont les courbettes



En bas

entre deux lampadaires clignotants

des singes escaladent la façade d'une banque

des hommes s'allongent à même la terre

pour une nuit sans étoiles



Descendre en lacets

à travers les jardins d'épices

et les maisons décorées de lanternes en papier

Gagner la route bosselée

qui conduit à la côte orientale

à travers la forêt décapitée par la guerre

Laisser les buffles qui pataugent dans les mares

au milieu des lotus

les soldats dans leurs casemates

les aigrettes les hérons au bord des lacs

Constater que Ganesh a détrôné Bouddha

et que les hommes parlent une autre langue



Atteindre enfin la lagune du bout de la terre

gardée par les Tigres invisibles

qui dorment d'un oeil

dans les villages voisins

Dévorer sous un grand ventilateur

tout seul dans une grande salle

un curry au lait de coco pour crevettes

Avaler un lassi à la banane

Ne pas aller chercher du sucre à la cuisine

entre les chats

les poubelles renversées

les serpillières puantes

les restes de poulet sous les mouches

Se doucher antre les cafards

Et s'effondrer sur un matelas défoncé

pour une pleine nuit câline



Au matin

les Tigres ont rugi

les tores se sont baissés

les rues se sont vidées

les gens se sont cachés

derrière leurs grilles leurs rideaux

les dents serrées

C'est ville morte

Le temps est long à tuer

Les soldats gouvernementaux patrouillent

Dans les campagnes les Tigres règnent

On ne voit pas la mer

elle aussi barricadée

derrière la plage lacérée

La doctoresse en sari

sans s'arrêter

ausculte à travers les vêtements

les femmes qui toussent

les vieux qui boîtent

Les infirmières

piquent les fesses des enfants fiévreux

et pansent les pieds écorchés

Les veuves cuisinent dans les gamelles

les hommes rescapés

préparent des filets neufs

le dos tourné à la mer



Elle est là dans sa camisole tachée de sang

elle fait semblant de ronronner

la mousse encore à la gueule



Les divinités sont partout

et les hommes à leurs pieds

qio les supplient

Les sculpteurs taillent le granit

le santal

et font naître de la matière

Shiva

le dieu de la Mort et de la Re-vie

son épouse aimante Parvati

et son fils éléphant Ganesh

Les vaches protégées de Krishna

les cochons noirs les chèvres

les mendiants

les ascètes à demi nus

font leurs besoins en public

sous l'oeil indifférent

des écoliers en uniforme

des hommes d'affaires

en bernines à vitres fumées

du petit peuple à pied

en vélo

ou en rickshaw



Le ciel d'ardoise

est griffé par les corneilles

qui ricanent

L'homme pêle est en sueur

hélé par les marchands de colliers

Il veut voir là-bas

au-delà des cocotiers prosternés sous le vent

la vague qui a roulé sur les pêcheurs

et poussé leurs bateaux sur les huttes arrachées

Il veut imaginer les griffes à peine rentrées

les fractures titanesques des fonds

et debout face à l'océan

sur le crêpe de sable

défier l'océan caché par la brume

Il veut aider

mais ne sait que faire

de ses bras ouverts



L'enfant est allé sur la plage

tôt le matin

pour chercher des oeufs de tortue

Quelques heures plus tard

Elle était là

tirant sa langue sanguinaire

Il ne veut plus se retourner vers la mer

il en a trop vu courir

la vague aux trousses

Les divinités n'arrêtent plus rien

malgré les prières les offrandes

Ce matin encore

Elle s'est étalée sur la plage

plus que d'ordinaire

sans raison de lune

Elle vient du fond des abîmes dérangés

lécher les pieds des dieux

et courser les pêcheurs sur le sable

dérisoires poissons séchés



Dans les rues de Pondichéry

les autos les vélos les rickshaws

se croisent se décroisent

trous noirs et lumières

dans la nuit humide

bombardée de klaxons

et de vrombissements

Dedans

dehors

dans des asiettes dans des gamelles

sur une feuille de bananier

on mange avec les mains

sans salir son pagne ou son sari

du riz biryani des pâtes au curry

Sur le trottoir 

un vieil homme en lotus 

médite

des miséreux et leur bébé nu



Dans les villages cachés par la jungle

dans les villes monstrueuses

la souillure est intouchable




































Alain LEBEAU.

Juin 2005.

In TRACES, cahiers trimestriels, N° 158, été 2005.

















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