DERRIERE LE TSUNAMI.
La vague est passée
la mort s'est retirée
reste
derrière la vague indienne
la colère des ruines
La nuit
l'aéroport de Madras
sent le moisi climatisé
les murs salpêtrés
l'encens éteint
Dehors
humide et lourde
la nuit indienne
appuie sur les épaules
et dégouline dans le cou
Des hommes dorment par terre
sous les lampadaires
des vaches dorment debout
au milieu de la rue
des chiens jaunes
rôdent dans les caniveaux
A coups de klaxon
des autos slalomment
entre les camions éteints
les rickshaws cascadeurs
et les ombres humaines
Le jour se lève sur Mahabalipuram
l'antique cité des tueries
qui nous accueille
avec un collier de coquillages
La plage est toute proche
tapie dans l'ombre
La vague est venue lécher le pied du lit
et s'est retirée en grognant
Aujourd'hui encore
elle a voulu mordre
le temple de Tituchedur
et les talons des pélerins en fuite
Ils savent
tous
que Kali la noire
tire sa langue rouge
et roule ses yeux de sang
Des musiciens jouent au pied de l'ashram
pour personne
le bus s'est ouvert de l'autre côté
et ses touristes passent la tête
dans les colliers de jasmin
A l'hôpital ouvert sur la rue
un moribond halète sous sa perfusion
un dentiste creuse une molaire carriée
sous le regard des autres patients
une femme adultère couchée sur le trottoir
crie sous les brûlures d'acide
Des vélos contournent une vache
qui se fait épouiller par une corneille noire
Un mendiant pisse dans une rigole verdâtre
A l'hôtel Tristars
des étrangers blonds et rougeauds
dégonflent leurs pieds
dans l'eau claire de la piscine
Elle est là
retenant ses griffes
Des divinités en pierre la guettent
la vénèrent la craignent
Elle roule sa bave blanche
à deux pas des barques neuves
qui attendent sur le sable
que les pêcheurs n'aient plus peur
Le village a été rasé sur son bord
restent des carcasses de huttes
des débris de vaisselle
des culottes et des chemises ensablées
Au camp de réfugiés
il fait quarante degrés
sur le front perlé du Commissaire du Gouvernement
qui évalue les dégâts
en suçotant une noix de coco
Au soleil couchant
un épicier ose entrouvrir sa boutique
une femme en sari pédale
sa fille sur le porte-bagages
tenant un parasol au-dessus de sa tête
Une moto à quatre places
les croise en klaxonnant
Un camion occuppe la bande de goudron
les rickshaws s'écartent dans la poussière
Les jeunes filles en tresses
redressent le buste
sur leur vélo à guidon haut
La vie se réveille
les Tigres ont fermé leurs paupières
la voie est ouverte
le train galope dans le bush
les bus slalomment
entre les chicanes militaires
Le long des lacs friselés par le vent
Ganeh retrouve Bouddha
le cinghalais se mêle au tamoul
Le retour
fait un détour par la route à dollars
les éléphants à touristes
le Bouddha en or
les boutiques à souvenirs
Et l'on retrouve les lacets
entre les jardins à épices
les villages sans femmes
où les hommes
portent des calottes blanches
et des longues robes
les décharges de véhicules emboutis
les casses encore
enfin Kandy
verdoyante
sous le regard du grand Bouddha Immaculé
Le rickshaw descend vers la gare
à tombeau ouvert
Une roue décolle dans les virages
l'image de Bouddha se balance
au-dessus de la tête du chauffeur
Chaque passager supplie son protecteur
Le train n'attend pas
il se laisse glisser vers Colombo
où les premières gouttes de pluie
annoncent la mousson prochaine
L'air sent le chaud
le serpent vert vient boire
au bassin du jardin
les gouttes glissent lentement
sur les vitres poussiéreuses
A Colombo
de l'autre côté de la vague mortelle
la mer jalouse mauvaise
agitée
brasse les égoûts de la ville
et vient lécher la plage
où les familles se promènent
en dégustant des beignets aux crevettes
On se baigne dans la piscine bleue
sur le toit du grand hôtel
On suçotte des cocktails au gingembre
en bronzant sur les transats
Enlève tes chaussures
pour entrer dans la maison
joins tes mains
pour remercier ton hôte
il est temps de partir
A Madras
sur un trottoir couvert d'excréments
un fou hirsute urine
le long des roulottes à soupe
un mendiant squelettique
s'aggrippe au bras
des rares passants
une fillette en robe dégrafée
le regard effarouché
traverse un reste de jardin public
jonché de bouteilles
de papiers maculés
de sacs en plastique
d'étrons séchés
et de cadavres de rats
Des femmes des enfants
des débris d'humanité
croupissent sur des cartons crasseux
dans une odeur insoutenable
Ici c'est le fond de la misère
personne n'interviendra
On ne peut pas regarder l'enfer
en face
Le long des côtes orientales
les secours effacent la dette de l'horreur
vivent leur vie quotidienne
au milieu des chiens de passage
des passants indifférents
Les riches endimanchés
se rendent au restaurant
Les femmes et les enfant seront en bas
au Coca
les hommes en haut
au whisky
Sur le front de mer
Gandhi tourne le dos à la vague
Les Indiens s'abritent derrière un parapet dérisoire
comme les goélands
avant la tempête
Je dois un pélerinage
au temple de Ganesh
Elephant Child divin
Il a sauvé la vie de mon petit fils
jadis
J'avais oublié de lui recommander
celle de la petite fille
qui n'est pas arrivée jusqu'à la vie
Les pieds nus brûlent sur les pavés
Un éléphant savant
saisit les pièces des pélerins
les dépose dans le tronc des donations
et bénit les têtes courbées
avec sa trompe
A Auroville
bulle rêvée d'harmonie humaine
des jeunes occidentaux en moto
cheveux de raphia au vent
des hippies fossilisés
et des Indiens hindouistes
suivent dans l'Ashram
de Mother la Française
les traces lumineuses
de Sri Auribindo le Yogi
et ouvrent l'école
aux petits villageois démunis
A Gandhi Nagar
la vague a léché les pieds des maisons
renversé le mobilier de l'école
arraché les huttes à la terre rouge
A Mallapuram
les enfants jouent dans le temple
avec le lingam de Shiva
Sur la plage
les barques alignées attendent
les pêcheurs interrogent la mer
le monstre joue aux dés sur les fonds
Le sorcier a des yeux de crapaud
ses mains dessinent les affres du mal
Il marmonne des mots magiques
et les douleurs s'évaporent
Dans les rues poussiéreuses
les sculpteurs taillent dans le granit
des Ganesh
fils de Shiva et de Parvati
dieu porte-bonheur
du savoir et de la vertu
Les rescapés de la vague
vendent des colliers de coquillages
des bâtons d'encens
des sodas à l'eau
Il fait quarante degrés
les lunettes s'embuent
à la sortie des hôtels climatisés
On ne voit plus la corneille sur le dos du buffle
le jain qui fait ses besoins dans la rue
les enfants aux yeux démesurés
On ne sent que la sueur
la mort et le jasmin
Mortel gymkhana entre Mamallapuram et Chenaï
Le taxi en furie
klaxon bloqué
repousse les bêtes et les fantômes
sur les bas-côtés où poussent les ordures
L'avion s'envole dans le ciel
Une gorgée d'eau dissout
le noeud du ventre
A Colombo
Bouddha a remplacé Ganesh
mais la rue est la même
les vaches en moins
étourdissante
asphyxiante
Le train pour Kandy
a des allures d'avant-guerre
de souvenirs d'enfance
et d'images de livres de géographie
A trente à l'heure
il hisse ses grappes de voyageurs
entre les bidonvilles
les rizières et la jungle
Après son passage
les habitants des bas-côtés
sortent de la forêt
marchent entre les rails
et réoccuppent le ballast où sèche le linge
Les chiens se couchent sur les traverses
Les bogies grinçent
le wagon roule
dans les virages au-dessus des ravins
et grimpe vers les nuages
d'où Bouddha sort sa tête
et contemple
énigmatique
la ville sacrée
La nuit allume les petites lumières
dans la montagne environnante
Des prjecteurs élèvent Bouddha au-dessus de tout
A la pleine lune de mai
il a définitivement atteint l'Eveil
Un chien en laisse
aboie au pied de la statue
Un moinillon se réveille
récite un mantra
et contre des roupies
vous attache un bracelet de lin
porte-bonheur
A l'hôtel
la Bible est sur la table de nuit
A l'hôtel perché au-dessus de la ville
on croise des hommes d'affaires
des humanitaires affairés
des fonctionnaires internationaux
un barbu devant
sa femme couverte de noir
derrière
un crâne rasé
un gilet pare-balles
une serviette diplomatique
une carte American Express
des jaunes des noirs des blancs
tous importants
au prix où sont les courbettes
En bas
entre deux lampadaires clignotants
des singes escaladent la façade d'une banque
des hommes s'allongent à même la terre
pour une nuit sans étoiles
Descendre en lacets
à travers les jardins d'épices
et les maisons décorées de lanternes en papier
Gagner la route bosselée
qui conduit à la côte orientale
à travers la forêt décapitée par la guerre
Laisser les buffles qui pataugent dans les mares
au milieu des lotus
les soldats dans leurs casemates
les aigrettes les hérons au bord des lacs
Constater que Ganesh a détrôné Bouddha
et que les hommes parlent une autre langue
Atteindre enfin la lagune du bout de la terre
gardée par les Tigres invisibles
qui dorment d'un oeil
dans les villages voisins
Dévorer sous un grand ventilateur
tout seul dans une grande salle
un curry au lait de coco pour crevettes
Avaler un lassi à la banane
Ne pas aller chercher du sucre à la cuisine
entre les chats
les poubelles renversées
les serpillières puantes
les restes de poulet sous les mouches
Se doucher antre les cafards
Et s'effondrer sur un matelas défoncé
pour une pleine nuit câline
Au matin
les Tigres ont rugi
les tores se sont baissés
les rues se sont vidées
les gens se sont cachés
derrière leurs grilles leurs rideaux
les dents serrées
C'est ville morte
Le temps est long à tuer
Les soldats gouvernementaux patrouillent
Dans les campagnes les Tigres règnent
On ne voit pas la mer
elle aussi barricadée
derrière la plage lacérée
La doctoresse en sari
sans s'arrêter
ausculte à travers les vêtements
les femmes qui toussent
les vieux qui boîtent
Les infirmières
piquent les fesses des enfants fiévreux
et pansent les pieds écorchés
Les veuves cuisinent dans les gamelles
les hommes rescapés
préparent des filets neufs
le dos tourné à la mer
Elle est là dans sa camisole tachée de sang
elle fait semblant de ronronner
la mousse encore à la gueule
Les divinités sont partout
et les hommes à leurs pieds
qio les supplient
Les sculpteurs taillent le granit
le santal
et font naître de la matière
Shiva
le dieu de la Mort et de la Re-vie
son épouse aimante Parvati
et son fils éléphant Ganesh
Les vaches protégées de Krishna
les cochons noirs les chèvres
les mendiants
les ascètes à demi nus
font leurs besoins en public
sous l'oeil indifférent
des écoliers en uniforme
des hommes d'affaires
en bernines à vitres fumées
du petit peuple à pied
en vélo
ou en rickshaw
Le ciel d'ardoise
est griffé par les corneilles
qui ricanent
L'homme pêle est en sueur
hélé par les marchands de colliers
Il veut voir là-bas
au-delà des cocotiers prosternés sous le vent
la vague qui a roulé sur les pêcheurs
et poussé leurs bateaux sur les huttes arrachées
Il veut imaginer les griffes à peine rentrées
les fractures titanesques des fonds
et debout face à l'océan
sur le crêpe de sable
défier l'océan caché par la brume
Il veut aider
mais ne sait que faire
de ses bras ouverts
L'enfant est allé sur la plage
tôt le matin
pour chercher des oeufs de tortue
Quelques heures plus tard
Elle était là
tirant sa langue sanguinaire
Il ne veut plus se retourner vers la mer
il en a trop vu courir
la vague aux trousses
Les divinités n'arrêtent plus rien
malgré les prières les offrandes
Ce matin encore
Elle s'est étalée sur la plage
plus que d'ordinaire
sans raison de lune
Elle vient du fond des abîmes dérangés
lécher les pieds des dieux
et courser les pêcheurs sur le sable
dérisoires poissons séchés
Dans les rues de Pondichéry
les autos les vélos les rickshaws
se croisent se décroisent
trous noirs et lumières
dans la nuit humide
bombardée de klaxons
et de vrombissements
Dedans
dehors
dans des asiettes dans des gamelles
sur une feuille de bananier
on mange avec les mains
sans salir son pagne ou son sari
du riz biryani des pâtes au curry
Sur le trottoir
un vieil homme en lotus
médite
des miséreux et leur bébé nu
Dans les villages cachés par la jungle
dans les villes monstrueuses
la souillure est intouchable
Alain LEBEAU.
Juin 2005.
In TRACES, cahiers trimestriels, N° 158, été 2005.
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