Psychologue en Océanie et elle-même sang-mêlé, Raina CHAUSSOY nous donne ici un livre passionnant, inédit mais passablement douloureux, émaillé de constats tragiques, étayé par ses propres travaux de chercheuse en ethnopsychiatrie.
A partir de 5 cas de parcours métis, ceux de trois hommes et de deux femmes, tous vivant dans le Pacifiques et dotés, en partie, d'ascendances kanak ou polynésiennes, elle nous fait mesurer à plein la souffrance, la frustration et la difficulté, l'adversité chronique qui accompagnent, encore aujourd'hui, un statut proprement inassumable, à tout le moins dans le cas d'enfants élevés en cultures exclusivement autochtones.
A la base, un avertissement qui, déjà, en dit beaucoup : [...] le métissage n'existe pas en soi, il n'est que l'expression d'un clivage colonial. [...] le produit d'une histoire coloniale [...] créatrice de hiérarchies rigides.
Entamées au XVI ème ou au XVIIIème siècles, les expansions coloniales européennes qui firent suite aux grandes campagnes d'exploration ( dites de "découverte") ont toutes été caractérisées par une dévalorisation profonde de toutes les cultures locales qu'elles ont eu l'occasion de rencontrer. Partout, elles ont posé la "supériorité" de la religion chrétienne, de la "Civilisation" européenne et de l'aspect physique des Européens de l'ouest. Une "supériorité" et un droit (auto-attribué) à l'hégémonie établis puis soutenus par la violence et la prédation territoriale, et impliquant, pour une large part, une stricte mise à distance de l'autochtone écrasé, conquis et infériorisé, voire diabolisé en tous points.
L'homme blanc ne se devait-il pas de "civiliser", de "moderniser" l'ensemble de la planète Terre à son image et, pour ce faire, de marginaliser toutes les autres présences, valeurs et formes culturelles qui gênaient ses buts et entreprises avides d'appropriation, de "mise en valeur" et de négoce ?
Cette violence terrible, n'est-il pas normal que les nombreux et fort différents peuples qu'elle toucha de par le monde en aient gardé un souvenir cuisant, de nature encore post-traumatique ? En particulier sur ces terres émiettées autant que reculées, les plus lointaines qui soient du continent européen au plan géographique, que les savants géographes avaient baptisées, sur leurs cartes, "Océanie" et qui, au moment de leur exploration au XVIIIe siècle, avaient , un peu à l'instar de l'Afrique subsaharienne ou des chapelets d'îles de la Caraïbe, donné aux navigateurs européens l'image même de ce qu'ils désignaient sous le vocable de "sauvagerie", c'est à dire d'anti-civilisation absolue ?
Les cultures autochtones océaniennes sont des cultures blessées, qui ont frôlé l'extinction, démographique comme culturelle, et peinent encore aujourd'hui terriblement à exister, à affirmer ou à restaurer leur pleine présence, sur ce qui était et reste, pourtant, leur propre sol. La dévalorisation et le mépris dus au "sauvage", les ont longtemps minées, tout comme elles ont gangrené d'autres communautés survivantes insuffisamment nombreuses et jugées par la "modernité" triomphante des Blancs comme technologiquement et spirituellement, philosophiquement les plus proches de l'état humain archaïque, dénué d'évolution (Amérindiens du Canada, des Etats-Unis ou de l'immense forêt amazonienne, Aborigènes d'Australie et de Nouvelle-Guinée, Polynésiens de Nouvelle-Zélande ou des innombrables micro-archipels de l'Océan Pacifique, Africains mélanodermes, Inuits, Fuégiens et Amérindiens de la Pampa). Le nombre des suicides, des cas d'alcoolisme, de violences conjugales et d'échecs scolaire handicapants à vie restent bien là pour le mettre en lumière.
Leur vécu est celui d'un échec, d'un désespoir auto-annihilant.
Quoi de moins étonnant, dans de telles conditions, que la méfiance profonde et enracinée qu'elles entretiennent (particulièrement, en Nouvelle-Calédonie) à l'encontre de tout ce qui signe et rappelle le contact avec l'occupant à la peau pâle ?
Dans le Pacifique francophone, le métissage n'est donc pas du tout valorisé. Objet, au mieux, de méfiance, au pire, d'un rejet qui ne fait pas grand chose pour se dissimuler, il soumet celles et ceux qui le portent en eux à une permanente (et fort inconfortable, car paradoxale) injonction au choix net et sans nuance et, donc, à la négation, souvent véhémente et psychorigide, d'une notable part d'eux-mêmes (ici, la part jugée "mauvaise", dangereuse, menaçante pour le groupe autochtone et, surtout, pour le reste du groupe familial replié sur son entre-soi et sa tradition).
A lire ces récits de vie, souvent bouleversants, l'on serait presque fondé à parler de racisme anti-métis. De défoulement analogue à une recherche de bouc émissaire.
Les sujets métis qui ont subi ces attitudes (et qui, dans ces pages, s'expriment) s'en trouvent blessés profondément. Et déstabilisés à vie. Sous la plume de l'auteure, les termes vulnérabilité, fragilité identitaire, manque, place, ou quête apparaissent omniprésents et récurrents.
Déjà minoritaires, les métis.ses en sont réduits, dans le cas qui nous occupe, à vivre des fausses résiliences ou, a contrario, à verser dans des surenchères identitaires autochtones des plus radicales. Tout en conservant, au plus intime d'eux, la très tenace sensation d'être, en réalité, des imposteurs, des êtres sans légitimité (bâtards), des traîtres et toujours potentiels transfuges, des perdants nés. Il en résulte un vécu intime, pesant et affolant, de vide, de nulle part, de rapport au miroir très problématique, qui a toute chance de les accompagner tout le long de leur existence. Ils sont devenus, en fait, les otages de sociétés clivées, âprement conflictuelles, à vif.
Leur seule échappatoire réside en l'investissement dans les choses de l'école, de l'intellect (abstraites et distanciées) et/ou, à un niveau beaucoup plus concret, l'engagement sur le terrain (public) de l'activité politique, de la revendication militante ouverte et massive, qui les signale en pleine lumière.
Dans un pareil contexte, très communautaire, aucune place n'est reconnue à l'individu, à sa singularité. Contrairement à d'autres sociétés coloniales îliennes telles les sociétés créoles des Antilles francophones, Haïti comprise ou les 2 îles Mascareignes, dans l'Océan Indien, ces régions de Mélanésie et de Polynésie ne semblent pas avoir donné lieu à la constitution d'une "caste" ou strate intermédiaire de métis ayant une forte tendance à se reproduire entre eux, ni à une identité vécue comme métissée, comme créolisée d'une manière plus ou moins harmonieuse et plus ou moins "européanisée". Non reconnu des deux côtés antagonistes, le fait métis demeure sensiblement plus problématique. Ici, pas d'identité, de discours métis, pas de revendication créolisante d'un "Tout-monde " à la GLISSANT. Encore moins d'exaltation du métis à la brésilienne ou d'effet de mode tel qu'on le voit dans les sociétés libérales de l'Occident contemporain.
Ignoré des Européens qui fréquentent ces territoires du "bout du monde" et stigmatisé, vécu comme une menace honteuse par les autochtones recrispés sur leurs revendications et leurs cultures, le métis est perçu comme une anomalie, une minorité dans la minorité. Sa construction psychique s'effectue sous le signe de le double dévalorisation, de l'insatisfaction structurelle, de la névrose et, ainsi, le pousse à la surenchère de type existentiel aux effets toxiques.
Tel que réverbéré dans ces pages, le parcours métis est un parcours d'équilibriste, jalonné de panneaux "Route barrée", de rejets et d'abandons : [...] Léon, Stéphane, André le répètent : "Métis, c'est quoi ? C'est rien...". Le sujet se vit comme un personnage composite privé de visage, il est sans être, il n'est personne [...].
Les indigènes, agressés et porteurs d'un grave traumatisme, ne veulent pas de ce que le métis figure (et peut-on leur en tenir rigueur ?). Les Européens, quant à eux, demeurent lointains, complètement indifférents à son à part tragique. Ce qu'ils ont de "mieux" à proposer, c'est leur vulgate universaliste assimilatrice et, au demeurant, plutôt abstraite qui, pour sa part, traite son problème par le déni, le "passage à la trappe".
Les métis, témoignages vivants de l'entreprise coloniale et des dégâts qu'elle a causés un peu partout sur la planète ?
On est loin, dans ce livre écrit avec rigueur mais, on le sent aussi, marqué au sceau d'une position critique vis à vis du système, passé comme présent, de la France d'Outre-mer, de la figure positive (et même souvent par trop encensée) du métis telle que la conçoit une certaine bourgeoisie européenne et libérale à sensibilité "de gauche" bisounours parfois proche des sphères du pouvoir, qui rêve beaucoup.
Une réalité crue qui a, au moins, le mérite de relancer la réflexion.
P. Laranco.
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