Voilà un roman
très sombre – on serait presque tenté de
dire une mise en évidence, une célébration de tout ce que notre destin, notre
chair cachent en leur sein de sordide, de décrépit, de crépusculaire, de
potentiellement condamné.
Ananda Devi,
fidèle à sa bonne habitude, le martèle : le corps est pourriture, et l’entropie,
la dégradation des choses, des lieux et des êtres sont partout – et ne laissent
aucun répit. Parce qu’ils sont les racines de toute évolution.
Un peu comme
elle l’avait fait déjà dans un autre de ses romans, l’inoubliable Ève de
ses décombres, elle nous dépeint le destin complètement coincé et également
sans espoir de deux exclus, de deux êtres qui, normalement, ne devraient rien avoir
à faire ensemble vue la différence d’âge et d’ethnie qui se dresse entre leurs
deux personnes.
Mary Grimes
est une très vieille femme, anglaise de souche, qui, en tant que telle, n’a
plus guère de place dans le décor de la ville de riches, de conquérants et de
vainqueurs, la mégapole désormais toujours prise dans une triomphale et féroce « marche
en avant » vers le plus et le mieux qu’est devenue sa bonne vieille
Londres. Elle vit, et a de tout temps vécu, en marge de la vie réelle pour
cause d’enfermement morbide à l’intérieur de son passé, de ses illusoires idées
fixes devenues au fil du temps les fortifications, les cache-misère de sa peur
de vivre foncière. Autant dire que c’est une ratée, une incarnation par bien
des côtés emblématique de la déchéance (inéluctablement ?) liée à l’âge
avancé et à la solitude. Sa maison, à laquelle elle s’accroche, est en train de
se muer en un inhabitable taudis.
Cub, le tout
jeune homme que le sort va, contre toute attente, placer sur son chemin terne, gris,
monotone au possible, vit pour sa part dans un quartier défavorisé de la
capitale et est originaire des Antilles britanniques. Autant dire qu’il sait d’instinct
qu’il fait partie des populations que la ville-monstre rejette aussi, englué qu’il
est dans les divers problèmes sociaux auxquels doit faire face sa famille sans
père.
« Sans
issue » pourrait faire aussi un excellent titre pour ce livre, dont l’histoire
– cruelle - n’est autre que celle de
deux fatalités qui se croisent, puis qui fusionnent par l’entremise d’un lien
aussi improbable que désespéré. Deux fatalités qui collent à la peau des deux
protagonistes.
Mary Grimes et
Cub vont s’aimer, avec une intensité sacrilège
autant que condamnée d’avance.
Qu’ont-ils à
faire, de commettre une transgression de cet ordre, eux qui sont des épaves,
des ombres ? Qu’ont-ils à faire, de respecter les règles d’un monde qui
les toise de toute sa hauteur capitaliste, qui les regarde (quand il les
regarde) pour ce qu’ils sont à ses yeux :des déchets des rebuts, de la
fange, des surnuméraires dont on se passerait bien ?
Car, au fond,
les deux personnages de cet ouvrage sont de véritables « archétypes »
sociaux. Sous la plume magistrale, corrosive, lancinante d’ Ananda Devi, ils
finissent par acquérir une dimension qui n’est pas loin d’être légendaire.
Dans la grande
tradition du roman ou du film indiens, Ananda Devi est une romancière de l’amour
hautement transgressif. On la sent fascinée au dernier degré par cette
problématique de l’attirance quasi monstrueuse entre deux individus que tous
les interdits tendent à séparer, par la puissance sombre, diaboliquement
révolutionnaire d’Eros qui en arrive à déborder, à balayer à la façon d’un cyclone
toute la force pourtant redoutable des tabous. Le fait qu’elle soit mauricienne
n’est certainement pas étranger à cette sensibilité toute particulière qui est
la sienne aux barrières qu’imposent les cloisonnements sociaux-culturels.
Mais, par delà
cette thématique, le livre témoigne également d’un autre point de fascination :
la mégapole de Londres. Car, ici, le cadre est le troisième personnage, pour
ainsi dire. Un personnage gorgé de vie, d’une vie féroce, carnassière,
bestialement indifférente, sans cesse en mouvement, en état de recomposition,
de brassage brutal, kaléidoscopique. Une sorte de « monstre » doté de
son propre « métabolisme », à l’instar de quelque élément, de quelque
phénomène d’ordre naturel…
Ici, ce ne
sont pas les pesanteurs tropicales ou traditionnelles étouffantes qui broient
les êtres et les rejettent dans la marginalité, la pourriture – mais bel et
bien le fonctionnement même du modernisme occidental entiché de progrès et de
libéralisme, dont, mine de rien, en sous-main, l’auteure laisse transparaître
la duplicité mortifère.
Dans la
Londres contemporaine, pas de place pour les vaincus, pour les pauvres ! Pas
de place pour la décrépitude, pas davantage pour le déclin, dans cette cité qui
se veut si hautement dynamique et si outrageusement « positive » !
Telle est, ici, l’impitoyable règle qui ne souffre aucune exception.
Tout ce qui
enlaidit, défigure contrecarre la perfection. Et tout ce qui contrecarre la
perfection est source potentielle de trouble. Perpétuellement saisie par une
fièvre de rénovation, la ville exige du « glamour ». Ses miroirs ne
doivent renvoyer que papier glacé, opulence, prestige.
Ceux qui se
débattent en vain dans tout ce tourbillon
ne sont que des cancrelats. Tel est le message que l’écriture au scalpel
(dénonciatrice ?) de l’auteure mauricienne cherche de toute évidence à
faire affleurer.
Étrange roman
des bas-fonds, qui, souvent, se déporte aux marges du fantastique, et dont, en
dépit de certains « flous artistiques » dont on ne sait pas trop bien
où ils mènent, on se régale à savourer la palpitation tragique, sordide, dure mais
d’une chatoyante poésie !
P.
Laranco.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire