vendredi 28 juin 2013

Lecture : ANANDA DEVI, LES JOURS VIVANTS, Gallimard, 2013.


Voilà un roman très sombre – on serait presque tenté  de dire une mise en évidence, une célébration de tout ce que notre destin, notre chair cachent en leur sein de sordide, de décrépit, de crépusculaire, de potentiellement condamné.
Ananda Devi, fidèle à sa bonne habitude, le martèle : le corps est pourriture, et l’entropie, la dégradation des choses, des lieux et des êtres sont partout – et ne laissent aucun répit. Parce qu’ils sont les racines de toute évolution.
Un peu comme elle l’avait fait déjà dans un autre de ses romans,  l’inoubliable Ève de ses décombres, elle nous dépeint le destin complètement coincé et également sans espoir de deux exclus, de deux êtres qui, normalement, ne devraient rien avoir à faire ensemble vue la différence d’âge et d’ethnie qui se dresse entre leurs deux personnes.
Mary Grimes est une très vieille femme, anglaise de souche, qui, en tant que telle, n’a plus guère de place dans le décor de la ville de riches, de conquérants et de vainqueurs, la mégapole désormais toujours prise dans une triomphale et féroce « marche en avant » vers le plus et le mieux qu’est devenue sa bonne vieille Londres. Elle vit, et a de tout temps vécu, en marge de la vie réelle pour cause d’enfermement morbide à l’intérieur de son passé, de ses illusoires idées fixes devenues au fil du temps les fortifications, les cache-misère de sa peur de vivre foncière. Autant dire que c’est une ratée, une incarnation par bien des côtés emblématique de la déchéance (inéluctablement ?) liée à l’âge avancé et à la solitude. Sa maison, à laquelle elle s’accroche, est en train de se muer en un inhabitable taudis.
Cub, le tout jeune homme que le sort va, contre toute attente, placer sur son chemin terne, gris, monotone au possible, vit pour sa part dans un quartier défavorisé de la capitale et est originaire des Antilles britanniques. Autant dire qu’il sait d’instinct qu’il fait partie des populations que la ville-monstre rejette aussi, englué qu’il est dans les divers problèmes sociaux auxquels doit faire face sa famille sans père.
«  Sans issue  » pourrait faire aussi un excellent titre pour ce livre, dont l’histoire – cruelle -  n’est autre que celle de deux fatalités qui se croisent, puis qui fusionnent par l’entremise d’un lien aussi improbable que désespéré. Deux fatalités qui collent à la peau des deux protagonistes.
Mary Grimes et Cub vont s’aimer, avec une intensité  sacrilège autant que condamnée d’avance.
Qu’ont-ils à faire, de commettre une transgression de cet ordre, eux qui sont des épaves, des ombres ? Qu’ont-ils à faire, de respecter les règles d’un monde qui les toise de toute sa hauteur capitaliste, qui les regarde (quand il les regarde) pour ce qu’ils sont à ses yeux :des déchets des rebuts, de la fange, des surnuméraires dont on se passerait bien ?
Car, au fond, les deux personnages de cet ouvrage sont de véritables « archétypes » sociaux. Sous la plume magistrale, corrosive, lancinante d’ Ananda Devi, ils finissent par acquérir une dimension qui n’est pas loin d’être légendaire.
Dans la grande tradition du roman ou du film indiens, Ananda Devi est une romancière de l’amour hautement transgressif. On la sent fascinée au dernier degré par cette problématique de l’attirance quasi monstrueuse entre deux individus que tous les interdits tendent à séparer, par la puissance sombre, diaboliquement révolutionnaire d’Eros qui en arrive à déborder, à balayer à la façon d’un cyclone toute la force pourtant redoutable des tabous. Le fait qu’elle soit mauricienne n’est certainement pas étranger à cette sensibilité toute particulière qui est la sienne aux barrières qu’imposent les cloisonnements sociaux-culturels.
Mais, par delà cette thématique, le livre témoigne également d’un autre point de fascination : la mégapole de Londres. Car, ici, le cadre est le troisième personnage, pour ainsi dire. Un personnage gorgé de vie, d’une vie féroce, carnassière, bestialement indifférente, sans cesse en mouvement, en état de recomposition, de brassage brutal, kaléidoscopique. Une sorte de « monstre » doté de son propre « métabolisme », à l’instar de quelque élément, de quelque phénomène d’ordre naturel…
Ici, ce ne sont pas les pesanteurs tropicales ou traditionnelles étouffantes qui broient les êtres et les rejettent dans la marginalité, la pourriture – mais bel et bien le fonctionnement même du modernisme occidental entiché de progrès et de libéralisme, dont, mine de rien, en sous-main, l’auteure laisse transparaître la duplicité mortifère.
Dans la Londres contemporaine, pas de place pour les vaincus, pour les pauvres ! Pas de place pour la décrépitude, pas davantage pour le déclin, dans cette cité qui se veut si hautement dynamique et si outrageusement « positive » ! Telle est, ici, l’impitoyable règle qui ne souffre aucune exception.
Tout ce qui enlaidit, défigure contrecarre la perfection. Et tout ce qui contrecarre la perfection est source potentielle de trouble. Perpétuellement saisie par une fièvre de rénovation, la ville exige du « glamour ». Ses miroirs ne doivent renvoyer que papier glacé, opulence, prestige.
Ceux qui se débattent en vain dans tout ce tourbillon  ne sont que des cancrelats. Tel est le message que l’écriture au scalpel (dénonciatrice ?) de l’auteure mauricienne cherche de toute évidence à faire affleurer.
Étrange roman des bas-fonds, qui, souvent, se déporte aux marges du fantastique, et dont, en dépit de certains « flous artistiques » dont on ne sait pas trop bien où ils mènent, on se régale à savourer la palpitation tragique, sordide, dure mais d’une chatoyante poésie !




P. Laranco.

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