Qu’est-ce
que l’identité ? Comment faut-il la comprendre ?
La
modernité occidentale qui, depuis le XXe siècle – et suite à un long processus
d’expansion coloniale et marchande – s’est hissée au rang de référence
planétaire la comprend, et nous impose de la comprendre, comme profondément
individuelle et individualiste ; sans doute parce que cela correspond à
son besoin profond et à la nature de ses intérêts. D’après elle, nous serions
« tous différents », uniques, un peu comme pourraient l’être des
sortes de forteresses cadenassées, barricadées sur elles-mêmes.
Nous
nous « posons en nous opposant », la rengaine est bien connue, plus
que rebattue.
Et
l’un des plus puissants socles, l’une des plus puissantes justifications (car
il en faut bien une) de cette vision des choses est la biologie.
La
science elle-même – comme chacun ne le sait pas mais devrait le savoir – est tout
sauf « neutre ». Ses travaux, ses méthodes et ses expériences le
sont, mais pas la manière qu’ont ceux qui la mènent de les interpréter,
laquelle sera, qu’on le veuille ou non, toujours influencée par un certain
contexte, et par une certaine façon de voir les choses.
Dans
cet essai remarquablement clair qui compte un peu plus de 200 pages, deux
intellectuels français, un biologiste du nom d’Edgardo D. CAROSELLA et un
philosophe des sciences, Thomas PRADEU, attirent on ne peut plus manifestement
notre attention sur ce phénomène.
En
mettant en avant la notion même, le concept même d’IDENTITÉ, ne formulons-nous
pas, sans nous en rendre compte, une question bancale, mal posée ; ne
rendons-nous pas essentiel ce qui n’est autre qu’un faux problème ?
A
ce fameux concept d’ « identité » qui se trouve être si porteur
à l’heure actuelle, les auteurs opposent celui, certes beaucoup moins maniable,
de « complexité ».
A
l’heure (triomphale) du décryptage génomique généralisé des espèces vivantes –
et en particulier, du décryptage du génome de l’Homo sapiens – ils
déconstruisent allègrement l’idéologie toute puissante du « déterminisme
génétique ».
Qu’on
se le dise, la nature est polymorphe et ses phénomènes ont des causes
largement multi (ou pluri) factorielles.
Nous
sommes donc loin d’être « programmés » de façon simple, linéaire,
directe. Les gènes eux-mêmes fonctionnent par « réseaux », qui sont
en interaction, et leur « langage » demeure, dans l’ensemble, très
obscur.
Eh
bien, non, la nature humaine ne se trouve pas toute « dans ses
gènes » ! Nous sommes plus, bien plus que le
« déploiement » d’une information contenue dans des brins
d’ADN !
« La
plupart des caractères physiques extérieurs dépendent de plusieurs facteurs
dont chacun est déterminé par des gènes différents. […] La dynamique cellulaire
est tout aussi importante que les gènes pour l’expression des caractères,
d’autant plus que l’expression des protéines dépend des autres protéines, et
donc des autres gènes […] ; La présence d’un gène n’implique […] pas automatiquement
l’expression de la protéine qu’il code ».
Autrement
dit, la présence, en nous, d’un ou plusieurs gènes liés à la survenue d’une
maladie quelconque ne doit en aucun cas être assimilée à une fatalité. Elle ne
fait, en effet, qu’indiquer une probabilité de susceptibilité plus grande à
ladite affection ; c’est tout.
On
sait à présent que « les cellules [de notre corps] favorisent ou inhibent
l’expression de tel ou tel gène », dans un véritable « mécanisme de
sélection de certaines séquences de gènes à transcrire », qui s’effectue
par le truchement de protéines activatrices. Les protéines, donc, agissent sur
les gènes, tout autant que les gènes agissent sur les protéines.
Et
« l’action de ces protéines activatrices dépend de l’environnement local de
la cellule ».
Le
rapport gène/ environnement cellulaire s’apparente étrangement au fameux
rapport entre « œuf » et « poule » !
De
plus, le génome ne s’exprime jamais dans sa totalité. Nous sommes beaucoup plus
tributaires de phénomènes « épigénétiques » que de phénomènes
génétiques stricto sensu.
Par
ailleurs, il est aujourd’hui dûment établi par les biologistes que « deux
frères jumeaux homozygotes évoluant dans des milieux différents auront des
caractéristiques différentes », et que par conséquent « […] le
phénotype ne saurait être prédit à partir du génotype » (Scott GILBERT).
Une
nouvelle notion, très intéressante, s’est ainsi imposée aux biologistes :
celle de « PLASTICITÉ PHÉNOTYPIQUE ».
Une
de ses illustrations les plus éclatantes est donnée par le fait que « deux
vrais jumeaux […] n’ont pas le même système immunitaire », puisque les
anticorps de chacun « ont été formés, sculptés, en fonction des antigènes
(par exemple les bactéries) rencontrés pendant leur existence ».
L’organisme
– animal, humain – est quelque chose de dynamique. Ceci veut dire qu’il évolue,
qu’il passe son temps à réagir, qu’il « se construit, par ses interactions
avec son environnement, tout au long de sa vie ». On ne saurait voir en
lui une donnée rigide, statique, sûre, figée une bonne fois pour toutes, pas
plus que déterminée à un quelconque stade précoce (tel le génome, ou l’œuf).
Et
c’est bien normal, si l’on y réfléchit un tant soit peu : le monde entier,
l’univers dans lequel nous nous trouvons placés n’est-il pas, dans son
ensemble, autre chose qu’un gigantesque dynamisme régi par le Temps doublé d’un
non moins gigantesque écheveau d’interactions complexes, parfois
inextricables ?
Donc,
on ne peut plus logiquement, « La contingence domine très largement dans
la construction de l’individu biologique ».
Non
moins logiquement encore, « […] être soi-même c’est perpétuellement
changer, et s’accepter comme changeant ».
Voilà
des « axiomes » qui rejoignent presque l’axiome d’impermanence, si
cher au bouddhisme !
A
cela - à cette identité par essence changeante, contingente - vient s’ajouter
le fait que, sur le plan strictement biologique encore, notre être est
« composite », « multiple ».
Les
recherches démontrent que chaque être un tant soit peu complexe n’est autre
qu’une « chimère », « dont l’unité repose […] sur l’union
de plusieurs êtres, d’origines différentes ». Carosella et Pradeu citent
deux exemples particulièrement frappants : le « chimérisme
foeto-maternel », lequel veut qu’au cours de la grossesse, puis de longues
années plus tard, la mère conserve en tant que partie pleine et entière de son
propres organisme un certain nombre de cellules de son fœtus (dont, au
demeurant, elle n’a jamais rejeté l’altérité, pourtant équivalente à celle
d’une « greffe ») ; ce phénomène, qui n’est pas propre à
l’espèce humaine, concerne également l’enfant (lui aussi porteur de cellules
appartenant à sa génitrice), de même que les jumeaux, et le « chimérisme
procaryote ». Le « chimérisme procaryote », cela recouvre le
fait – plutôt étonnant – que chaque être humain est massivement constitué de
colonies de « bactéries symbiotiques » - au point d’en constituer,
pour ces dernières, un véritable « écosystème ». Rendez-vous
compte : « un être humain est constitué de 90% de bactéries, et seulement
de 10% de cellules […] porteuses de son propre génome » ! De
surcroit, « […] ces bactéries accomplissent […] des fonctions
indispensables pour l’organisme », au niveau des systèmes digestif,
respiratoire, immunitaire, endocrinien, circulatoire, excréteur, reproductif et
tégumentaire de ce dernier.
Entièrement
« internalisés » en nous, ces micro-organismes fonctionnent comme
d’authentiques organes. Sans nous, ils ne pourraient pas vivre, et nous ne
pourrions pas vivre sans eux.
Le
soi, tel qu’on le concevait jusqu’alors, est donc une illusion.
D’après
une toute nouvelle thèse de la biologie, émise et défendue par Richard LEWONTIN
et Susan OYAMA, la THESE dite INTERACTIONNISTE, non seulement « […] le soi
interagit sans cesse avec l’autre », mais encore « […] l’autre peut
être, et est souvent, un constituant majeur et indispensable du
« soi » ».
Au
plan strictement biologique, le soi est « défini », circonscrit
« par reconnaissance du non-soi », et cette reconnaissance se
fait par le truchement du « système HLA », lequel gère notre
immunité. Mais il s’avère que ce système HLA, lui aussi, se caractérise par un
fonctionnement particulièrement complexe. Ainsi, il comprend ce que les
spécialistes appellent à présent le « soi élargi » (sous la forme
d’une « molécule HLA-G », qui « est capable […] d’inhiber à
chaque étape la réaction immunitaire » et, par conséquent, d’élargir la
« reconnaissance du soi » à des éléments qui n’en font pas partie,
tels, par exemple, le fœtus) et le « soi emprunté » reposant sur la
« trogocytose », mécanisme grâce auquel n’importe quelle cellule du
corps humain (ou animal) « peut temporairement emprunter une identité qui
n’est pas la sienne », à la suite d’une sorte de « minigreffe »
de membrane cellulaire, ainsi que le « soi adopté », qui se manifeste
en cas de greffe artificielle.
Voilà
qui plaide, là encore, pour une plasticité assez étonnante.
Même
dans ce domaine immunologique, si central pour l’identité biologique du soi, de
l’individu, il faut changer d’approche : selon Carosella et Pradeu,
« il devrait être envisagé […] de considérer cette identité
immunologique » en termes non de « fixité » mais bien plutôt de
« continuité ». Car « il n’est pas […] exact que l’organisme
déclenche systématiquement une réponse immunitaire de rejet contre tout « non-soi » ».
De même, il n’est pas non plus exact « que l’organisme ne déclenche pas de
réponse immunitaire contre ses propres constituants ». Partant, les deux
auteurs rejettent la théorie immunologique du soi et du non-soi.
A
tous points de vue (tant sur le plan biologique que sur le plan mental), la
construction d’un être, d’un individu s’accomplit dans et par un processus
dynamique d’ « internalisation de l’altérité ».
Nul
ne niera que l’être humain est un animal chez lequel la vie sociale joue un
rôle essentiel, central et prépondérant.
Non
contents d’ « absorber » les autres au cours de notre existence
basique, biologique extrêmement complexe, nous les absorbons, au plan sociétal,
par l’imitation et l’intégration dans la culture. Par l’affect, par le langage
(qui est parole, mais aussi gestes et mimiques), nous sommes perpétuellement en
lien étroit avec ce qui nous « coiffe », nous modèle et que nous
modelons en retour : l’ensemble de la communauté humaine.
Aucun
sujet humain n’est – ni ne peut se prétendre – « libéré de toute
entrave sociale, de toute influence ». En un sens, nous ne sommes que la
résultante de toutes les influences, concrètes ou plus abstraites, qui nous ont
modelés.
Si
l’animal nous apparaît volontiers comme prisonnier de son instinct, ne
sommes-nous pas, nous, Hommes, largement captifs de notre culture, de notre
technologie ?
« […]
le monde habite l’homme, puisque l’homme est toujours empli de l’altérité qui
l’entoure, que celle-ci soit humaine ou non humaine ».
L’Homme
est un être fondamentalement réflexif, et empathique.
L’identité
est, en conséquence, d’un point de vue tant scientifique que philosophique, un
concept finalement assez peu défendable.
Belle
démonstration !
P.
Laranco.
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