Ce mince recueil, qui compte 42 poèmes
en vers libres, nous fait pénétrer dans un univers tout à fait particulier.
Celui d’un malaise intérieur dense, assorti d’une sorte de quête d’ordre
métaphysique, elle-même vécue dans un état d’urgence lancinant, autant qu’inquiet.
Indiscutablement, il est l’expression
d’un esprit tourmenté, englué dans une recherche presque violente de sa propre
âme, par-delà un corps qui n’est vécu ni de manière sensuelle, ni de manière
sereine, mais, au contraire, de façon éminemment problématique.
La poésie à laquelle nous avons ici
affaire est une poésie qu’on pourrait sans peine qualifier d’écorchée vive,
toute de tension, d’intensité, de manque, de béance, traversée par une
omniprésence de l’asphyxie tant corporelle que spirituelle ; une poésie
qui, donc, fréquemment, peut apparaître comme passablement oppressante :
Je ne me suis jamais aimée
je me suis vécue dans le déplaisir
dans le dégoût
j’ai mis la joie
hors de ma portée
Mots forts, intenses, souvent sombres,
souvent marqués au sceau d’une certaine âpreté, d’une indéniable angoisse (existentielle
ou personnelle ? On ne le départage pas clairement. Sans doute un peu des
deux), mots qui dévalent la pente du poème dans un souffle haché, saccadé,
presque rauque, comme assenés à coups de scalpel. Il y a, à la fois, mise à nu
brutale, sans concession de l’être et volonté de rester drapé dans le voile d’une
certaine énigme. Les vers, les images s’enroulent visiblement autour des
racines de l’être, qui sont crevasse,
fente, fissure, embrasure, engouffrement dans le puits noir et aveuglant de vide qui sous-tend le monde.
Mais où est l’équilibre, où est ce
point aveugle si ardemment recherché par les vers, les strophes ? Où se
loge cette libération dont le prix à payer semble être une sorte de martyre, de
dégringolade vertigineuse et douloureuse ? le poème ne parle de tout
cela qu’à peu près.
Pour Dana SHISHMANIAN, la poésie est
une passion, au sens littéral, au sens christique. Elle ne peut être alimentée
que par le feu de la rage et de la souffrance (que toutes les spiritualités
présentent comme formatrice), de même que par les eaux profondes, abyssales,
lumineuses des lacs intérieurs. Car notre nature et notre volonté de
dépassement, en elles-mêmes, nous condamnent à souffrir. Notre âme est ligotée,
bâillonnée, ensevelie dans une gangue étouffante, trompeuse.
Puisque le manque est, puisque l’incomplétude
et l’indicible sont, aussi, une insaisissable part d’abolition, de
néant-plénitude, de non-être envers et écho secret de l’être réside en nous.
Cependant, ne nous leurrons pas, elle nous laisse
toujours au seuil.
On finit, ici, par penser au « to
be or not to be » de Shakespeare, ou encore au chamanique « dérèglement
de tous les sens » cher à Arthur Rimbaud. Il faut retourner sa propre peau, ainsi que la peau du monde au moyen du
verbe, qui a à voir avec l’alchimie, nous suggère Dana, parfois au moyen de
métaphores assez étonnantes, qui flirtent avec le surréalisme. Ecrire est, et se vit comme une
véritable ascèse : on ne bluffe pas.
Il s’agit d’aller jusqu’au bout. Et ce même s’il est des choses qui sont (à jamais,
par essence) au-delà de toute expression. Dana rêve d’une combustion de soi, où elle se regarderait
disparaître. Est-ce de la fameuse dissolution du moi, chère à tous les
mystiques, qu’il s’agit ?
Cet ouvrage est un fidèle reflet des
obsessions de son auteure : incandescent, fébrile, parfois déroutant, en
tous les cas désarmant de sincérité, il cherche une source lumineuse. Il
tâtonne, se convulse souvent, dans sa quête bouillonnante de l’absolu, de l’ultime.
Il a, un peu, de quoi faire penser à
Icare se brûlant les ailes.
En lui, on sent, indubitablement, se
consumer une flamme d’exigence impérieuse et de quasi supplice mystique que ne
renieraient pas les ascètes chrétiens et les tenants des gnoses cathare ou
bogomile.
Le mystère du monde et celui du poème,
du mot hantent ces vers vibrants, déchirés, ces vers d’appel qui sont
manifestement les témoins d’une soif exacerbée de reconquête de l’unité perdue.
Renouer avec cette unité première,
centrale et fondatrice, avec ce Tout plus vaste que tout qui, avant la chute et
l’égarement de l’être, soudait de façon étroite corps, conscience et, bien
entendu, verbe en une seule et même chair. Tel semble être, en dernier ressort,
le propos de cette poétesse roumaine, parfaitement à l’aise avec les subtilités
de la langue française.
Comment pourrait-on ne pas être touché
par une telle conception de la poésie, toute en hauteur ?
Je décolle de mon corps
comme d’une carte laissée au sol
la carte d’un pays
qui rétrécit
je le vois qui s’enfonce sous les
nuages
disparu
je flotte dans l’aveuglante lumière
au-dessus d’un océan de neige
le bonheur est blanc
le parfait équilibre
entre le noir et toutes les couleurs
c’est une indiscernable identité
des opposés
P. Laranco
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