Recueil de jurisprudence et mémoire mauricienne
Riyad DOOKHY (Dr)
Parvèz DOOKHY (Dr)
(extrait
de l’introduction in « Recueil de Jurisprudence mauricienne du Comité
Judiciaire du Conseil Privé » (MPCR), Thames Chambers International,
Londres, 1999 :
version
électronique partiellement augmentée
et
mise à jour sur : http://mauritiusprivycouncilreports.blogspot.fr/
).
La constitution d'un recueil de jurisprudence nous paraît répondre d’emblée
à un défi contre la finitude d'une décision de justice historiquement ancrée.
En effet, elle se présente volontiers comme une lutte contre le temps et
l’espace, voire contre les murs d'un prétoire qui n’auront pas permis que ses
paroles soient entendues ailleurs, sauf dans des effets « inter
partes » immédiats.
S’agissant du Conseil Privé, au regard de l’ordre juridique mauricien, un
recueil s’inscrirait dans cette perspective comme une lutte contre les mers qui
diviseraient une compétence unifiée d’un ordre que nous pouvons qualifier de
« trans-sytémique ». C'est la raison pour laquelle certains juristes
du passé n’ont eu aucun mal à qualifier la constitution d'un recueil comme une
inscription des oracles sur les ardoises juridiques de la mémoire. Ce dernier
mot retiendrait ici notre attention.
En effet, s’il existe une conception de la finitude, celle-ci sous-entend
également le fait qu’une réponse fut élaborée à un moment précis de l'histoire.
La jurisprudence comporte aujourd'hui, dans la plupart des systèmes juridiques,
l’idée d’autorité. Si la « mémoire » vaut pour une épaisseur
diachronique du « rapport », il n’en est pas moins question d'une
synchronicité structuraliste dans la mesure où ce qui pourrait à première vue
apparaître comme secondaire (selon un certain positivisme ambiant) ne peut que
se montrer au centre même de l’articulation d'un système.
C'est à bon droit qu’il faut voir, selon nous, que la logique sous-jacente
d'un recueil est qu’elle réfléchit la structure de la mémoire. Une expérience
juridique rapportée pourrait ainsi être vue comme un miroir à travers lequel
les juristes puisent dans la rhétorique et la déclamation dont témoigne
l’écrit, qui permet alors une ouverture sur l’immémorial. C'est le langage
(plus que la langue), comme positivité, qui est lié au temps abstrait. Seul le
langage fait office du « rappelable » et, de façon plus importante,
seul lui fait office de mémoire. C'est lui seulement qui nous permet de
participer dans un acte de connaissance à travers l’épaisseur du passé. Cette
épaisseur est composée de traditions, d’empiricités et de discours qui auront
structuré notre mémoire juridique du présent. Le langage est alors une voie
vers le passé de l’humanité comme elle est une voie vers sa rationalité et vers
son idée de justice. Il n'est pas, en
effet, surprenant de constater qu’en droit anglais médiéval (dit « Law
French », Droit anglo-saxon franco-normand) et en latin, alors que
l’oralité était synonyme de mémoire, il n'y avait pas de distinction entre
‘mémoire’ et ‘esprit’ (« memory » et « mind »).
Il n’en demeure pas moins vrai qu’il nous appartient ici de souligner que
c'est bien la dimension du passé d'un recueil qui le contraint paradoxalement à
faire partie d'un processus continuel au présent. Il est question d'un
processus dès lors qu’il s’agit d'une voie infinie à la construction de nos
approches au sujet du « réel » (ou de « l’effectivité »).
C'est aussi une partie de notre manière de faire l'histoire juridique de notre
passé, qui s’inscrit dans la construction de notre réalité. Certains ont essayé
de décrire ce processus comme impliquant la participation de tout juriste et de
tout juge individuellement, chacun écrivant à sa manière une partie d’un livre
de l'humanité. Néanmoins, cette dernière description ne prend malheureusement
pas en compte les discontinuités foucaldiennes dans la façon d’écrire le
narratif de nos différentes histoires. Mais c'est bien ces tensions qui
témoignent alors de la « contemporanéité » de notre présent qui se
distingue ainsi de « l’histoire » d’un passé.
C'est en sens, qu'il nous faudra faire état d'un deuxième paradoxe. La
constitution d'un recueil, du point de vue de la mémoire et de celui qui
considère la mémoire comme le sol ‘structurant’ de notre présent, se révèle
plus particulièrement comme la « trace » de la lutte de l'homme
d’établir des passerelles au-dessus des changements. Il comporte une phobie, à
juste titre. C'est celle de la perte de la mémoire. Toutefois, si nous avons
fait état de la mémoire comme une totalité métaphysique, précisons cependant
notre pensée. La mémoire, pour nous, ne peut être elle-même « mémorable ».
Elle ne peut être, après la chute de la présence, qu’une formulation de ce que
le passé « aurait du » être, mais dont le mystère subsiste, tant la « terre
» du passé ne nous est plus accessible. Telle est une position paradoxale, mais
comme on le verra, qui ne peut être qu’éminemment fructueuse. Telle est notre
position dans l’instance que nous adoptons ici en tant que
« rapporteurs » de la mémoire.
L’Aufklarung a voulu croire dans la réalisation du mythe de
Prométhée qui avait pu voler le feu des Dieux pour le donner, - ou peut-être
pour le redonner – à l’humanité. Son esprit vise à une réinvention de l'humain,
ou alors vise à ce que l’Homme quitte le royaume des Cieux pour fouler le sol
de l’immanence. Le besoin d'une autonomie fut alors « découvert »,
comme truisme de la Raison. Or un même esprit doit nous saisir en parlant d'un
recueil de jurisprudence. En ce sens, l’idée de tradition et de la métaphysique
de la mémoire comporte une double face. Alors que la tradition lie le juriste,
elle est aussi la brisure qui fait intervenir le progrès. C'est donc en
recréant ce théâtre du monde des élites des Lumières que le droit mauricien
renouera pleinement avec l’Histoire.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire