vendredi 20 mars 2015

Un EXTRAIT DE L'INTRODUCTION de "RECUEIL DE JURISPRUDENCE MAURICIENNE DU COMITÉ JUDICIAIRE DU CONSEIL PRIVE", par les Drs Riyad et Parvèz DOOKHY.

Recueil de jurisprudence et mémoire mauricienne

                       
Riyad DOOKHY (Dr)
Parvèz DOOKHY (Dr)

(extrait de l’introduction in « Recueil de Jurisprudence mauricienne du Comité Judiciaire du Conseil Privé » (MPCR), Thames Chambers International, Londres, 1999 :
version électronique partiellement augmentée


La constitution d'un recueil de jurisprudence nous paraît répondre d’emblée à un défi contre la finitude d'une décision de justice historiquement ancrée. En effet, elle se présente volontiers comme une lutte contre le temps et l’espace, voire contre les murs d'un prétoire qui n’auront pas permis que ses paroles soient entendues ailleurs, sauf dans des effets « inter partes » immédiats.
S’agissant du Conseil Privé, au regard de l’ordre juridique mauricien, un recueil s’inscrirait dans cette perspective comme une lutte contre les mers qui diviseraient une compétence unifiée d’un ordre que nous pouvons qualifier de « trans-sytémique ». C'est la raison pour laquelle certains juristes du passé n’ont eu aucun mal à qualifier la constitution d'un recueil comme une inscription des oracles sur les ardoises juridiques de la mémoire. Ce dernier mot retiendrait ici notre attention.
En effet, s’il existe une conception de la finitude, celle-ci sous-entend également le fait qu’une réponse fut élaborée à un moment précis de l'histoire. La jurisprudence comporte aujourd'hui, dans la plupart des systèmes juridiques, l’idée d’autorité. Si la « mémoire » vaut pour une épaisseur diachronique du « rapport », il n’en est pas moins question d'une synchronicité structuraliste dans la mesure où ce qui pourrait à première vue apparaître comme secondaire (selon un certain positivisme ambiant) ne peut que se montrer au centre même de l’articulation d'un système.
C'est à bon droit qu’il faut voir, selon nous, que la logique sous-jacente d'un recueil est qu’elle réfléchit la structure de la mémoire. Une expérience juridique rapportée pourrait ainsi être vue comme un miroir à travers lequel les juristes puisent dans la rhétorique et la déclamation dont témoigne l’écrit, qui permet alors une ouverture sur l’immémorial. C'est le langage (plus que la langue), comme positivité, qui est lié au temps abstrait. Seul le langage fait office du « rappelable » et, de façon plus importante, seul lui fait office de mémoire. C'est lui seulement qui nous permet de participer dans un acte de connaissance à travers l’épaisseur du passé. Cette épaisseur est composée de traditions, d’empiricités et de discours qui auront structuré notre mémoire juridique du présent. Le langage est alors une voie vers le passé de l’humanité comme elle est une voie vers sa rationalité et vers son idée de justice.  Il n'est pas, en effet, surprenant de constater qu’en droit anglais médiéval (dit « Law French », Droit anglo-saxon franco-normand) et en latin, alors que l’oralité était synonyme de mémoire, il n'y avait pas de distinction entre ‘mémoire’ et ‘esprit’ (« memory » et « mind »).
Il n’en demeure pas moins vrai qu’il nous appartient ici de souligner que c'est bien la dimension du passé d'un recueil qui le contraint paradoxalement à faire partie d'un processus continuel au présent. Il est question d'un processus dès lors qu’il s’agit d'une voie infinie à la construction de nos approches au sujet du « réel » (ou de « l’effectivité »). C'est aussi une partie de notre manière de faire l'histoire juridique de notre passé, qui s’inscrit dans la construction de notre réalité. Certains ont essayé de décrire ce processus comme impliquant la participation de tout juriste et de tout juge individuellement, chacun écrivant à sa manière une partie d’un livre de l'humanité. Néanmoins, cette dernière description ne prend malheureusement pas en compte les discontinuités foucaldiennes dans la façon d’écrire le narratif de nos différentes histoires. Mais c'est bien ces tensions qui témoignent alors de la « contemporanéité » de notre présent qui se distingue ainsi de « l’histoire » d’un passé.
C'est en sens, qu'il nous faudra faire état d'un deuxième paradoxe. La constitution d'un recueil, du point de vue de la mémoire et de celui qui considère la mémoire comme le sol ‘structurant’ de notre présent, se révèle plus particulièrement comme la « trace » de la lutte de l'homme d’établir des passerelles au-dessus des changements. Il comporte une phobie, à juste titre. C'est celle de la perte de la mémoire. Toutefois, si nous avons fait état de la mémoire comme une totalité métaphysique, précisons cependant notre pensée. La mémoire, pour nous, ne peut être elle-même « mémorable ». Elle ne peut être, après la chute de la présence, qu’une formulation de ce que le passé « aurait du » être, mais dont le mystère subsiste, tant la « terre » du passé ne nous est plus accessible. Telle est une position paradoxale, mais comme on le verra, qui ne peut être qu’éminemment fructueuse. Telle est notre position dans l’instance que nous adoptons ici en tant que « rapporteurs » de la mémoire.
L’Aufklarung a voulu croire dans la réalisation du mythe de Prométhée qui avait pu voler le feu des Dieux pour le donner, - ou peut-être pour le redonner – à l’humanité. Son esprit vise à une réinvention de l'humain, ou alors vise à ce que l’Homme quitte le royaume des Cieux pour fouler le sol de l’immanence. Le besoin d'une autonomie fut alors « découvert », comme truisme de la Raison. Or un même esprit doit nous saisir en parlant d'un recueil de jurisprudence. En ce sens, l’idée de tradition et de la métaphysique de la mémoire comporte une double face. Alors que la tradition lie le juriste, elle est aussi la brisure qui fait intervenir le progrès. C'est donc en recréant ce théâtre du monde des élites des Lumières que le droit mauricien renouera pleinement avec l’Histoire.




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