Tu t’es tenu en retrait
entre la sortie de l’ascenseur et l’arrivée
de l’escalator derrière le quai
tu as guetté
le passage d’un train sans arrêt
ton oreille aguerrie
t’a donné le signal
tu as bondi
telle une fauve sur sa proie –
ta propre vie
la diagonale de ton saut
a coupé la foule
entre une poussette et un bras
tendu vers toi
elle t’avait vu la jeune fille
muette d’effroi
elle a capté ton regard
t’a suivi paralysée
t’a vu plonger entre les rails
même pas le temps
de t’allonger
le train t’a frappé en plein vol
t’a fait éclater le dos
a roulé sur toi
en projetant des morceaux
un cri collectif s’est levé
après son passage
interminable
sur plus de vingt mètres
le gravis était jonché
de tes membres
le torse en tête
déchiqueté
bras et jambes en pièces
derrière
la moitié avant d’une basquet
projetée sur le bord du quai
dégoulinait
de la chair déchirée de ton pied
surpris en plein saut
de l’autre côté des rails entre les deux voies
ta tête
esseulée
regardait encore
les yeux grands ouverts
avec une sorte d’incrédulité
la jeune fille immobile
un lien indestructible
vous enchaînait désormais
elle ne pourra jamais oublier
tu hanteras ses nuits éveillées
ses matins ses soirées sur ce quai
ses allers-retours au boulot
tu l’attireras
vers une plongée d’emprunt
elle ne résistera pas
au fond de toi tu savais
que c’était contagieux – sinon
tu l’aurais fait chez toi
mais c’était ta colère qui parla
quelqu’un doit payer n’est-ce pas
Ils sont arrivés assez vite
pour vider le quai
ceux qui n’avaient rien vu se révoltèrent
contre la RATP
en bas une « cellule psychologique »
les attendait
la mamie avec la poussette
semblait la plus choquée
évacuation arrêt dans les 2 sens
annonce dans toutes les gares du parcours
les pompiers ont fait vite leur boulot
cette fois l’interruption fut moins longue
deux heures maxi pour tout ramasser
remonter d’entre les rails
bout par bout ton corps éparpillé
mais il y en avait aussi sur le quai
le lendemain matin oui j’ai vu
les tâches de ton sang
blanchies à la poudre de craie
qu’on avait versée généreusement
comme une offrande inutile
on devinait un drôle de parcours
en zigzag
entre le bas et le haut
les traces d’en bas
resteront bien protégées
entre les roues des trains
avant la prochaine pluie
les traces sur le quai
partagent déjà leur message
avec les pas des voyageurs ignorants
ou tout simplement
oublieux
leurs empreintes blanches-sang
inonderont les planchers
des trains pendant toute la journée
le surlendemain
ne restera plus sur le quai
que le contour dans l’air
de celle dont tu as emporté le reflet
dans tes yeux
Dana SHISHMANIAN,
juillet
2012,
à Neuilly-Plaisance
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