lundi 7 septembre 2015

LA FORÊT, vue par Patricia LARANCO.


La forêt, taboue. Un endroit où l’on se perd. Un endroit qui vous absorbe, se referme sur vous, vous digère. Un endroit sauvage, où la sauvagerie a donc l’art de se réveiller ; où la civilisation, peu à peu, perd du terrain, amorce un recul, puis s’évapore.
Un monde qui échappe à l’Homme, le nargue, le fourvoie. L’isole. Dans sa pénombre énigmatique, qui n’en finit pas de stagner. Dans la monotone répétition de ces feuillages, de ces fougères, de ces troncs, qui se ressemblent tous. Dans le désordre infiniment opaque de ses sous-bois, de ses humus aux couches molles et mordorées où l’on s’enfonce, de ses tas de rocs blêmes, tachetés, sourdement phosphorescents du fait des plaques de  dépôts moussus qui, ici et là, les colonisent, de ses souches noircies, à demi pourrissantes, à demi défaites par l’odorante humidité qui les amollit, les cratérise, les décore d’oreillettes spongieuses de chairs fongiques étagées aux tons souvent criards.
Tant qu’on est à l’intérieur, on ne sait pas où elle finit. Ses sentiers étroits sont parfois de timides layons à peine visibles, qui courent tels des orvets furtifs ou des feux follets capricieux en déployant force zig-zags, force disparitions magiques qui vous égarent en un rien de temps. Ses ravines pentues surgissent avec une sorte de traîtrise, comme par enchantement elles aussi. Ses racines, quant à elles, se tordent, se contorsionnent, reptiliennes, en permanence prêtes à vous tendre les pièges rampants, cauteleux que constituent leurs boursouflures, leurs nœuds qui crèvent soudain la terre, dans un bouillonnement de grumeaux secs.
Ses vénérables écorces, qui ont l’air pour ainsi dire rocailleuses, paraissent vous observer fixement à travers leurs somptueuses robes vertes, épaisses autant que duveteuses de mousse.
La forêt, avec son silence assez sévère, vous éloigne toujours.
Un silence qui s’incurve, qui s’arque, qui se penche sur votre corps un peu à la manière d’un grand dôme parfaitement imperturbable ; d’une espèce d’œuf primordial qui chercherait à vous réintégrer.
Les alvéoles de la forêt, qui vous entourent, de toutes parts. La multiplicité, la répétition jamais tarie – fractale, dirait-on – de ses cavernes profondes, creusées les unes après les autres dans l’interstice entre les fûts (plus ou moins droits ou plus ou moins déformés) et les blocs de feuillages lesquels, à force de se toucher, de s’emmêler, de s’entremêler, se confondent totalement, comme s’ils constituaient un seul et même être. Ses hautes fougères gracieuses, humides et ses basses branches maigres et pointues qui constituent autant de fouets souples, cinglants, nerveux qui rebondissent tels des ressorts et vous giflent si facilement ; ses fatras de ronces et d’orties, de vallonnements secs, de bourrelets drus; ses étendues de feuilles mortes qui savent si bien épouser le sol et craquent à perte de vue dès lors que vous marchez sur elles, à moins bien sûr qu’elles ne forment, à l’automne, un matelas spongieux et lourd, d’odeur terriblement prégnante et d’aspect quasiment bourbeux, sombre, dans lequel on se met à patauger.
Ses brusques rayons de soleil qui s’abattent par bandes obliques d’une couleur d’ambre presque irisée en émettant, tout autour d’eux, de surnaturelles auras angéliques ou christiques pailletées d’or qui vous ravissent. Ses écharpes de brume très longues, très grises et très vaporeuses qui éternisent leur sur-place lancinant au ras des arbustes et fougères et qui s’enroulent quelquefois fort bas aussi autour de la vigueur des troncs d’arbres-mammouths, accentuant encore le poids du silence sacré et cryptique. Ses clairières claires, exiguës, où l’on débouche tout à coup, sans crier gare et où il n’est pas rare qu’on découvre quelque cabane de planches abandonnée, sordide (où l’on n’osera jamais pénétrer, bien sûr).
Ses champignons moelleux qui, par multi-lobes envahisseurs, s’accrochent aux troncs creux déchus et chus là, en travers du « chemin », depuis on ne sait combien de temps (ça se trouve, des millénaires)…
La forêt, à l’intérieur de laquelle vous ne vous sentez, n’êtes jamais chez vous (à moins de changer d’état, peut-être). Antithèse de toute domestication. Rebelle par nature. Refuge hautement suspect.
Comment ne pas comprendre les antiques et païennes notion de « bois sacré » qui sévissaient, à une très, très haute époque, en Europe du Nord ?
Comment ne pas comprendre la Forêt de Sherwood, refuge de Robin Wood comme de Thierry-la-Fronde, figures de révoltés devenues légendaires ? Ou encore la Forêt de Brocéliande, repaire de Merlin l’Enchanteur et du fameux « sabbat des sorcières » ?
Comment ne pas comprendre les inquiétantes forêts des Contes des frères Grimm et la forêt russe des Baba-Yaga ?
Comment ne pas comprendre la forêt en tant que royaume du Loup (« le loup sort du bois ») ou, peut-être pire encore, creuset, chez l’Homme qui s’y aventure, de la lycanthropie ?
Comment ne pas voir en elle un lieu d’exil, de déportation idéal pour les asociaux, les rôdeurs, les rôdeurs, les vagabonds, les loqueteux, les criminels et autres « hommes des Bois » - sans parler des enfants sauvages ?
Comment ne pas comprendre que l’on l’admire, la vénère tout autant qu’on se méfie d’elle ?




















Dessin (stylo-bille à 4 couleurs et crayons de couleur sur papier machine), photo et texte : Patricia Laranco.

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