lundi 14 décembre 2020

Expression libre : une réflexion de la poétesse et traductrice franco-roumaine Dana SHISHMANIAN sur... la LIBERTE D'EXPRESSION EN FRANCE.

 

 

 

UNE CITE FRANCHE ?…

OU DE LA VRAIE ET FAUSSE LIBERTÉ D’EXPRESSION.

 

 

Une cité franche …Oui, c’était cela, pour moi, la France…… (plusieurs points de suspension s’imposent, car inutile de dépeindre ici les belles représentations que nous nous faisions sur le pays des droits de l’homme, nous, les écrasés des bottes successives, dans ces pays issus d’anciens empires en Europe de l’Est). Me voilà aujourd’hui, à près de 40 ans depuis mon exil volontaire d’un pays totalitaire, vers un pays du monde libre, prise dans le réduit d’une cité franche (lire : libre) très restreinte : elle tient finalement dans les pages de mes écrits, et encore… Car s’exprimer suppose un certain public présent donc potentiellement récepteur, une communication possible, or la censure du bien-pensisme implanté dans les esprits peut vous empêcher même de publier. De quoi me rappeler le titre miraculeusement beau et vrai d’un des recueils de la grande poétesse roumaine Ana Blandiana : Patria mea, A4 (Ma patrie, A4).

 

Oui, l’écriture, sur une feuille blanche et quel qu’en soit le format et le support, c’est parfois la seule liberté véritable. Le disait aussi celui qui fut, au début du XXe siècle et encore adolescent alors, le premier déstructurateur des mondes convenus, l’éternel avant-gardiste Tristan TZARA. Lui, qui dans les années 50, en réplique à l’idéologie de la « littérature engagée », écrivait : « Le terme de “poésie engagée” dont il a souvent été question, n’a de sens que si l’engagement du sujet-poète à l’objet-événement dépasse la discipline morale et spirituelle pour devenir l’engagement total du poète envers la vie, son identification avec la poésie », et ailleurs : « Je considère que la poésie est le seul état de vérité immédiate » (je renvoie à l’article que j’ai écrit sur TZARA dans la revue Francopolis, il y a tout juste 5 ans, à la rubrique Une vie, un poète).

 

Cet « état de vérité immédiate » n’est bien évidemment pas sans risques, au contraire. Le pratiquer et le vivre authentiquement vous met forcément en opposition frontale avec n’importe quel système, puisque tout système émane de et aboutit à une pensée unique, une volonté d’asservissement de la conscience propre des individus, au profit de normes dictées par des groupes de pouvoir – et ce, quel que soit le nom qu’ils tentent de revendiquer pour légitimer une autorité tutélaire, dans une guerre farouche de fantasmes verbaux : République contre Dieu, Femme contre Homme, Laïcité contre Religion, Progrès contre Tradition, Environnement contre Industrie, et même Décolonisation contre Statues… etc. En règle générale, nos sociétés dites « démocratiques » impriment de plus en plus ce sens-là de confrontation ; il y en a bien entendu d’autres, notamment celles dites plutôt « théocratiques », qui tournent la confrontation dans le sens opposé – Dieu conte République, Homme contre Femme, Religion contre Laïcité, Tradition contre Progrès, je suis moins sûre pour Industrie contre Environnement ou pour Statues contre Décolonisation… – mais de toute façon, la volonté d’imposer sa loi reste la même, et elle est aussi violente, aussi exclusive, aussi jusqu’au-boutiste, de part et d’autre.

 

Se retrouver au milieu de cette guerre des mots, qui cache une guerre des pouvoirs, c’est soit en être l’otage-mouton, soit en devenir le mouton-victime, soit enfin, se trouver soi-même comme conscience libre. Avec les risques que cela comporte. Un tout dernier exemple : le jeune Joshua WONG… (et non, non, non, surtout pas, la jeune Mila !).

 

La supercherie, insupportable, et dont le démasquement vous vaudrait, pour sûr, les cris outragés au lèse-quelque chose (en général, dans notre pays et de nos jours, au premier des termes en binôme ci-dessus, donnés d’ailleurs seulement à titre d’exemple), fonctionne de la manière suivante. On décrète une valeur unique – même pas suprême, ce qui suppose tant bien que mal une échelle avec des degrés multiples, mais carrément unique, dans le sens que toutes les autres sont comme nullifiées. On vous donne donc une liberté totale, mais unidirectionnelle, à savoir que vous pouvez tout dire, surtout tout le mal que vous voulez, à l’encontre de toute autre chose, à part la Valeur unique – par exemple, la Laïcité. On vous en félicite, et on vous encourage, au nom de la « liberté d’expression » si chère à la République, à prendre pour cible, de toutes les manières possibles, y compris les plus vulgaires, obscènes et injurieuses qu’elles soient, voire carrément délictueuses, une des valeurs nullifiées – tenons, par exemple, Mahomet. On vous mettrait par contre au pilori, sinon directement en prison, après un jugement rapide en vertu d’une des multiples lois de la République – cette fois, pour un délit non toléré – si vous osiez publier et promouvoir le même genre de soi-disant « critique » mais en changeant le nom de la cible… pour prendreà la place, un de ceux qui sont rattachés justement, par l’une des lois de la République, à la Valeur unique : disons par exemple Moïse, ou pourquoi pas Jupiter… pour rester dans les références à l’Antiquité (oui, on aime se mesurer aux prophètes et aux dieux, alors se voir en Président de la République des Dieux, rien de plus naturellement… républicain, pour un Olympien en herbe, ou faut-il dire en marche !…).

 

C’est ainsi qu’on arrive à une aberration absolue. Si un professeur de collège respectueux du programme dicté par son Ministère de l’Éducation nationale, a eu la malheureuse inspiration de le suivre à la lettre, en montrant en classe un dessin pornographique caractérisé – que toute télévision ou autre moyen de communication publique censurerait – tout en se doutant bien qu’il choquerait ses élèves de 12 ans ; si donc en faisant cela, lourdement trompé dans son jugement, il a été pris pour cible par des barbares fous furieux, courant course contre la montre pour arriver à le supprimer avant que le conflit avec les parents ne puisse être réglé par son académie de tutelle, alors, au lieu de le plaindre en tant que victime – une tragiquement double victime, de l’imbécilité politique et de l’imbécilité criminelle – on l’honore en tant que… héros de la République, comme s’il avait accompli un acte de bravoure patriotique ! Et on décrète la pornographie, par ailleurs interdite d’accès aux moins de 18 ans, de cette soi-disant caricature dont il a fait, hélas, usage auprès de ses élèves de collège – en l’occurrence, un dessin de Charlie Hebdo montrant de dos tous les organessexuels masculins y compris leur sécrétion propre, avec les fesses en l'air surmontées, exactement sur la zone anale, d’une… étoile jaune (oui, jaune ! cela ne vous rappelle rien ? pour ne pas souligner aussi l’islamophobie doublée d’homophobie qui s’en dégagent) –comme étant… « liberté d’expression » ! Plus encore, comme faisant même partie du programme d’éducation visant – comme il est écrit dans la circulaire instaurant le cours EMC à la rentrée 2015 (Éducation Morale et Civique) –à… « transmettre un socle de  valeurs communes : la dignité, la liberté, l’égalité, la solidarité, la laïcité, l’esprit de justice, le respect de la personne, l’égalité entre les femmes et les hommes, la tolérance et l’absence de toute forme de discrimination ». Oui, surtout cela, la tolérance et l’absence de toute forme de discrimination… Et que dire alors des vrais martyrs de la liberté d’expression, l’authentique, non celle dirigée par le pouvoir orwellien en place, contre ses cibles du moment ?

 

Enfin, faut-il encore rappeler les fondamentaux, notamment l’adage de John STUART MILL, qui donne tout son sens à l'article 29 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « la liberté des uns finit là où commence la liberté des autres » ? Sans quoi le droit n’existerait pas, car conformément à la définition kantienne : « Le droit est l’ensemble des conditions qui permettent à la liberté de chacun de s’accorder à la liberté de tous ».

 

C’est pareil avec tous les autres thèmes de « débat » dans notre société d’aujourd’hui, façonnée jusqu’à la nausée par un politiquement correct qui dicte sa loi, quitte à la faire changer tous les jours d’un contexte à l’autre, en nageant à dessein dans la confusion, en provoquant, en instrumentalisant, en méprisant le droit, en faisant fi avec une démagogie sans scrupules des bases mêmes de notre humanisme, en mélangeant délits tolérés voire récompensés, et délits punis, tout en en inventant d’autres pour l’occasion – « sécurité globale » oblige ! Tout cela, au gré des intérêts du moment du ou des groupes de pouvoir qui s’affrontent – à l’intérieur et dans le monde, par des pays interposés dont cerrtains sont juste faits pour être écrasés, le sort des peuples ne compte plus (Syrie, Arménie, Tibet, Hong Kong). C’est ainsi que les totalitarismes progressent partout sous des formes apparemment différentes, mais dont la substance est la même. C’est ainsi que nous dépérissons sous les projectiles des policiers de la République, sous l’angoisse d’une pandémie planétaire provoquée, sous la menace du toujours pire qui s’agite pour vous faire taire et… élire ceux qu’on vous pousse à élire.

 

Je connais cela, nous l’avons vécu dans les pays communistes (« tenez-vous tranquilles, Ceausescu au moins nous protège des Russes… »). J’ai dû devenir septuagénaire pour vivre ce même syndrome en France… et renoncer à sortir manifester de peur de me faire mutiler, surtout de perdre le seul œil avec lequel je vois à peu près bien, le gauche ! Mais depuis ma retraite et surtout, depuis les confinements/ déconfinements/ re-confinements, partiels ou non, j’ai renoué avec les Anciens en découvrant entre autres les poètes médiévaux des premières décennies après l’an 1000 jusqu’au milieu du XIIe siècle, qui écrivaient en latin. Ils vivaient la même chose que nous ! Pour eux aussi, l’humanité allait à sa perte, les valeurs s’inversaient et perdaient leur sens en faveur de mots galvaudés, tout s’achetait, le pouvoir était aussi violent que corrompu, le discours officiel – religieux ou séculier – était hypocrite et duplicitaire, les mœurs étaient pourries, la mort ravageait les cités, le monde se mourait…  (Ecce mundus moritur). Et proportionnellement aux conditions de vie et à la population d’alors, les maux qu’ils affrontaient étaient aussi destructeurs que les nôtres. Si nous les connaissons aujourd’hui, c’est qu’ils nous en ont laissé témoignage par leurs poèmes, parfois au prix de leur vie.

 

Mais faut-il remonter aussi loin ? N’avons-nous rien appris de l’histoire récente ? C’est ce climat de confusion des valeurs entretenu à dessein qui crée le vide où viennent s’installer l’atrocité et la barbarie, qui n’en sont que plus condamnables en elles-mêmes. L’histoire des deux grands totalitarismes du XXe siècle, le communisme et le nazisme, est là pour nous rappeler qu’ils ont émergé et se sont développés telles des jungles meurtrières sur de tels climats d’instabilité des valeurs, de perte de repères, de lâcheté collective, d’abolissement du jugement propre au profit de dogmes dictés par le pouvoir en place, qui subrepticement s’instaurent dans les têtes en remplaçant la pensée individuelle. L’opportunisme est le terroir du totalitarisme.

 

Pourquoi nous laisserions-nous envahir, pourquoi nous tairions-nous ? La chaîne ininterrompue des poètes – cette véritable catena aurea – nous rattache et nous continue au-delà de nous-mêmes en tant que personnes, pour autant que nous n’abdiquons pas notre esprit critique, notre vérité immédiate, notre liberté de conscience et de parole, cette « Révolution perpétuelle, la révolution de l’esprit », comme disait Tristan TZARA il y a près d’un siècle. Ou, pour suivre le grand résistant indigné Stéphane Hessel, du haut de ses 93 ans, qui prônait l’« insurrection pacifique »  : « Créer c’est résister. Résister, c’est créer » (dans Indignez-vous !, 11ème édition, 2011). C’est pour cela que je fais de mes écrits une cité franche virtuelle et que j’y élis territoire pour ma citoyenneté véritable.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dana SHISHMANIAN

11décembre 2020.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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