samedi 15 octobre 2016

Lecture (Histoire) : Lynn MESKELL, "VIES PRIVÉES DES ÉGYPTIENS-Nouvel Empire 1539-1075", éditions Autrement, 2002.


En dépit de la richesse en monuments, en textes et en artefacts (inouïe pour une culture de la haute antiquité) qu’elle a laissée, malgré son organisation et son immense volonté d’imprimer sa marque, de léguer des traces défiant le temps, nonobstant le déchiffrement des écritures de l’époque pharaonique et, donc, la possibilité de traduire aisément les textes, l’Egypte ancienne nous reste largement opaque.
Comment la comprendre ? Comment conférer sens aux données de tous ordres que l’on possède sans « interpréter », sans « projeter », à partir de sa propre culture et sans « combler les trous » à sa manière ?
Les Égyptologues occidentaux (qui demeurent, du moins pour le moment, majoritaires) sont-ils vraiment en mesure de rendre compte avec exactitude de la quasi première et de la plus longue des grandes civilisations de la planète ? Le fossé – tant culturel que temporel – n’est-il pas immense ?
Anthropologue et archéologue américaine, l’auteure de cet ouvrage aborde ces questions, ces problèmes – cruciaux – avec une remarquable humilité et un très grand scrupule.
Est-il possible de mieux « connaître » cette prestigieuse et fascinante civilisation située au confluent de trois mondes (l’Afrique, le Proche-Orient et le domaine méditerranéen) en ignorant à peu près tout de ce qui en constituait le « socle » : les mœurs, les habitudes et mentalités des anciens égyptiens ordinaires ?
Tâche difficile que seule, bien évidemment, la fouille des sites populaires, c'est-à-dire des villages ou faubourgs en ruine (qui ne sont guère légions) est susceptible de nous permettre.
Ce livre se concentre donc essentiellement sur deux sites du Nouvel Empire (au cours duquel l’Egypte s’est beaucoup « ouverte » aux influences extérieures) : le village d’artisans d’état de DEIR EL-MEDINEH et les quartiers populaires de l’éphémère capitale du fameux pharaon « hérétique » Akhenaton, AMARNA – où, entre parenthèses, on est passablement surpris de noter que, même là, le « premier culte monothéiste » connu de l’Histoire humaine semble n’être resté que tout ce qu’il y a de superficiel et de fortement élitiste.
Et l’idée que nous avions une nette tendance à nous faire de la place dévolue à la femme en Egypte pharaonique en prend (hélas) un sacré coup !
Dans l’antique vallée du Nil comme ailleurs – ou plutôt à peine moins qu’ailleurs, la femme demeurait « la seconde » ; n’en déplaise aux puissantes déesses (notamment HATHOR), aux prêtresses et aux fortes figures historiques d’une HATSHEPSOUT (laquelle se faisait d’ailleurs appeler « Pharaon » au masculin), d’une NÉFERTITI ou d’une NEFERTARI. Même si, au plan juridique, l’égalité des droits entre hommes et femmes se trouvait pleinement reconnue, et l’application de la loi garantie par l’existence (active) de sortes de cours de justice qui siégeaient même dans les villages, même si les femmes avaient un large accès à l’espace public où elles se montraient fort actives, exerçant, notamment, les activités de tisserandes, de commerçantes et d’agricultrices et possédant, en bonne et due forme, des biens propres (certes, bien moindres que ceux des hommes) qu’elles pouvaient léguer à leur parfaite convenance par le biais de testaments, même si les divorces ou les séparations à leur initiative étaient aussi répandus et nombreux que ceux qui étaient à l’initiative de leurs compagnons, même si elles n’avaient pas à subir la polygamie, il n’en reste pas moins qu’on les écartait de toute scolarisation et que l’Egypte ancienne n’a, à ce qu’il parait dans l’état actuel de nos connaissances, laissé filtrer aucun indice d’expression publique, officielle ou personnelle du vécu féminin spécifique. Apparemment seul à s’exprimer (peut-être en raison de l’analphabétisme féminin généralisé), l’homme du Nil, qu’il soit ordinaire ou plus lettré, regardait la représentante du sexe opposé comme un objet de plaisir, ou alors une sorte de « machine à fabriquer une famille nombreuse » n’existant que par et pour son époux ou son compagnon, jusques et y compris dans l’au-delà (si important dans l’optique de cette culture) où elle n’avait même pas droit, en tant qu’être distinct, autonome, à la fameuse « immortalité » égyptienne individuelle.
« Travail, famille, patrie, religion et…dolce vita », telle aurait pu être la devise de ce peuple. Quoiqu’extrêmement industrieuse, la société pharaonique n’avait rien d’austère : convaincue qu’il n’existait aucune séparation envisageable entre l’esprit et le corps et par ailleurs extrêmement portée au matérialisme, elle était fortement centrée sur l’hédonisme et sur l’exaltation de tous les sens. Loin d’être sinistre comme on le croirait volontiers au vu de la place que tenaient les tombeaux dans leur culture, ces gens-là adoraient la vie, la joie, les états de transe, la fête, la beauté clinquante et la passion amoureuse ; ils aimaient se gorger de sensations et recherchaient tout ce qui est agréable ; leurs hommes se paraient de bijoux, se maquillaient et usaient de parfums et onguents dans la même proportion  que leurs femmes. Pour des raisons mi mystiques, mi hédonistes (mais, dans leur esprit, cette distinction n’avait sans doute pas de sens), leurs fêtes religieuses tenaient à la fois de la procession fortement ritualisée et plus ou moins extatique telle qu’elle se pratique, de nos jours, dans l’hindouisme, et de ce que nous pourrions qualifier de « déchaînement carnavalesque », de « bacchanale » incluant les danses, l’abus d’alcool et de  diverses « drogues », de même que les  rapprochements  « sauvages» entre hommes et femmes. Parallèlement, ils entretenaient un culte des morts et des ancêtres, tout à la fois aimés et craints. Leurs demeures étaient remplies d’autels et d’amulettes de toutes sortes. En bon fellahs, ils avaient une vision extrêmement cyclique de l’existence, de l’ordre des choses, des processus inhérents à la vie qu’ils menaient. Pour eux, la sexualité mâle et hétérosexuelle constituait le pivot de l’univers, la femme, de son côté, incarnant la fécondité passive (le champ à labourer). Passionnés de vie et puissamment ancrés dans la sensorialité comme ils l’étaient, ils ne pouvaient donc que redouter le passage dans l’au-delà et, en conséquence, leur art mortuaire visait à conjurer cette crainte sourde en entretenant la croyance que la mort n’était qu’une vie améliorée.
L’Egypte était une société très cultivée, très inégale et souvent sans concessions, qui, nettement, favorisait les hommes de l’élite aux dépens du reste de la population, à savoir les pauvres, les jeunes, les femmes et les enfants. Il est vraisemblable que ces deux dernières catégories (femmes et enfants) devaient renvoyer l’image d’une faiblesse toute particulière, étant donné que la mortalité des femmes en couches et celle des enfants en bas âge étaient absolument énormes. l’ordre et la cohérence sociale garantissaient l’effort commun ; ils réussirent à cimenter, des millénaires durant, une identité forte et tenace autour de la sédentarité, de la fertilité du Nil, des pôles de pouvoir (Pharaon – prêtres) ainsi que d’une spiritualité vitaliste qui imprégnait tout, intégrant sans aucun problème le sexe, la mort, la famille, le rituel et le spirituel, les hiérarchies, le raffinement et même la fête.
En lisant cet ouvrage très clair et très complet, on ne peut s’empêcher de songer un peu à CHEIKH ANTA DIOP, en apprenant, par exemple, que ces gens pratiquaient l’enterrement du placenta ainsi que l’isolement menstruel des femmes de chaque maison populaire dans un bâtiment spécial de l’enceinte domestique, proche mais soigneusement séparé du corps de bâtiment principal, exactement comme dans les cultures ancestrales de l’Afrique subsaharienne.
De même, le vitalisme religieux et l’exaltation de la fertilité masculine au travers de l’idéal d’une descendance qui soit la plus nombreuse possible paraissent se rapprocher singulièrement de ceux de l’Afrique Noire ou, à tout le moins, du monde néolithique.
Il faut ici saluer la démarche de cette égyptologue occidentale, qui s’efforce de voir l’Egypte [l’Egypte profonde] d’un point de vue postcolonial, par le biais d’un éclairage pluridisciplinaire extrêmement précieux.
Les gens qui s’intéressent au sujet ne pourront, à mon sens, qu’être enthousiasmés par cette lecture, qui tente de renouveler notre regard et, ma foi, y parvient.







P. Laranco.

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