On ne se contente pas de lire ce roman ; littéralement, on
le dévore. Et, une fois fini, il n’est pas de ceux qui se laissent oublier en
un clin d’œil.
C’est un de ces livres qui portent la marque d’un talent certain
et qui, comme tels, possèdent la faculté (rare) de nous causer une manière de
« choc ».
La romancière indienne d’expression anglaise Anita NAIR nous y transporte dans la cité
grouillante et ambitieuse de Bangalore, en Inde du sud. Là, elle nous fait
entrer à l’intérieur d’une intrigue policière assez peu banale, qui met en
scène des personnages passablement tourmentés si ce n’est sordides et/ou
pathétiques auxquels elle réussit à conférer un saisissant relief.
Même relief, au reste, pour ce qui est du cadre et de
l’ambiance : on y baigne ; toute l’impitoyable dureté, toute la
duplicité subtile, toute l’astuce et la cachotterie élevées au rang
d’institutions, toute la méfiance et tout l’esprit de hiérarchie (pour ne pas
dire de « caste ») perpétuellement sur le qui-vive, toute l’arrogance
liée à la puissance politique, financière, administrative ou à la l’autorité
morale (le fameux « complexe du guru ») qui caractérisent le
sous-continent sont rendus avec une force, une justesse, une omniprésence que
l’on se doit de saluer. Assurément, Anita Nair connait la mentalité de son
propre peuple sur le bout des ongles. L’Inde est là – et bien là -, montagne de
complexités tortueuses, de paradoxes baroques, coincée entre ferveur religieuse,
sens par trop exacerbé du moralisme et fange puante, où tout est
possible ; entre saleté, vétusté, négligence et obsession phobique de la
souillure ; entre laisser-aller teinté de fatalisme et de mélancolie due
au ressassement des frustrations de tous ordres – et attachement-réflexe au
contrôle de soi ; entre serviabilité et manque hautain, chronique
d’indulgence ; entre machisme sexiste, homophobe et infantilisme masculin
déroutant, du moins aux yeux d’un Occidental ; entre la démesure des
foules et la puissance de l’intériorité la plus secrète ; entre lucidité
portée à son comble et explosions de déraison subites.
Un peu à l’instar du Japon avec son théâtre Nô, c’est un pays de
masques. Où le marquage social par le biais des apparences compte énormément.
Mais ce qui frappe surtout, peut-être, le plus lorsqu’on lit cet
ouvrage, c’est la présence de la Grande Déesse-Mère immémoriale, dont l’ombre
plane sans cesse sur un pays où la féminité est tout autant un objet de
fascination reconnu comme une puissance souveraine (et par-là même
potentiellement menaçante, redoutable), qu’une petite chose fragile, virginale
en butte à la condescendance, tenue, dans la vie quotidienne et à l’échelle
strictement humaine, à un dévouement et à une soumission sans faille (que les
femmes elles-mêmes ont assez largement intériorisée). En Inde, même des
phénomènes tels que la promiscuité sexuelle, le transvestisme ou le crime en
série revêtent une connotation métaphysique.
Le lotus naît de la boue, suggère-t-on quelque part au détour de
ces pages.
La langue d’A. Nair est tout à la fois directe, vigoureuse, impitoyablement
affûtée et parcourue de sous-entendus, de filigranes, de suggestions subtiles.
Tout en sachant, de loin en loin, se montrer, soudain, brutalement
« charnelle » et pousser le sens du réalisme jusqu’à une crudité
glauque, presque « poisseuse », elle peut aussi se révéler, à
certains moments, d’une indéniable poésie. Elle parvient, en tout cas, à
maintenir l’ambigüité du suspense policier le temps qu’il faut, et, de la
sorte, à nous tenir honorablement en haleine.
Ici, à y bien regarder, les seuls, les véritables personnages
sont, en définitive, la ville-labyrinthe oppressante de Bangalore et la Grande
Déesse androgyne qui, pour le meilleur comme pour le pire, continue de la
« survoler », de la « coiffer » de son aura qui est aussi
celle de l’Inde éternelle et inamovible dans son ensemble. L’Inde, c’est bien
connu, est maîtresse dans l’art d’évoluer sans jamais changer.
Un magnifique roman très noir, « marécageux » et vénéneux,
qui « vous attrape aux tripes » et qui, je ne sais trop pourquoi, n’a
pas été, certaines fois, sans m’évoquer un peu de l’univers de Tennessee
WILLIAMS.
P. Laranco.
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