L’égoïsme est devenu la valeur cardinale, LA valeur de la
postmodernité.
Dans les années 1970, le monde occidental industrialisé, opulent
et hyper-technologique a vu apparaître, dans la foulée du développement économique
sans précédent des Trente glorieuses,
puis dans celle du Jouir sans entrave
promu par la pseudo-révolution française de Mai/Juin 1968 ainsi que par
d’autres mouvements du même type dans d’autres pays où la jeunesse montante,
toute fraîche du baby-boom paraissait
impatiente de « changer le monde » à sa manière (telles, aux
Etats-Unis, les mouvances hippie, New Age de la contre-culture), la figure pointée du doigt par nombre de
sociologues, de l’individu-roi qui,
désormais, n’avait plus que deux formules à la bouche : « Chacun pour
soi » et « C’est pas mon problème ! ». L’urbanisation
galopante, couplée dans de nombreux cas aux mille bienfaits de
l’Etat-providence s’accompagna de ce que les sociologues appelèrent aussi un délitement du tissu social ou encore (ce qui revient strictement au même) une atomisation de la société. Dans le même
temps, pour couronner le tout, s’imposa l’ère des médias, notamment de la
télévision et, plus tard, du web, qui instaurèrent le règne souverain de
l’image en même temps que celui du bombardement informationnel, ce qui rendit
les gens, les masses
encore plus manipulables. Même plus besoin de la bonne vieille
« propaganda » des redoutables régimes totalitaires collectivistes
genre hitlérisme ou dictature du
prolétariat (qu’elle soit de type STALINE, MAO, POL POT ou CEAUSESCU) !
Il faut reconnaître que le capitalisme ultralibéral anglo-saxon a su agir, là,
de main de maître.
Répondre à et stimuler, jusqu’à la rendre insatiable, la
convoitise des gens et distraire les masses à très grande échelle : du pain et des jeux nouvelle formule,
mais en version surdémultipliée.
Dernière étape : réussir à les écarter de tout intérêt pour
la « chose publique » (laquelle, pourtant, les concerne au premier
chef).
La politique étant devenue, au fil des décennies, l’affaire des
experts et autres technocrates, on s’arrangea pour faire passer, à l’intention
de chaque citoyen.enne, la consigne « Contente-toi d’être heureux, de
t’occuper à fond de ton MOI, trouve le Bonheur tout en te trouvant toi-même et
ne te fatigue pas à t’occuper du reste ! – Point barre ».
Comment mieux neutraliser les éventuelles frustrations
facilement convertibles en éventuelles colères, en contestations plus ou moins
potentiellement révolutionnaires qu’en anesthésiant en vous toute conscience du
système dans lequel on vous fait vivre et qui demeure boursouflé d’injustices
massives ( fossé Nord/Sud ; persistance et même, récemment, avec le recul
de l’Etat-providence et, plus généralement encore, la réduction des appareils
étatiques à une impuissance de plus en plus grande par l’hypertrophie de la
puissance, de la pression financières mondiales, nouveau développement de la
pauvreté dans les sociétés les plus prospères elles-mêmes) – autrement dit,
toute conscience de votre propre aliénation ?
Apprendre à l’Homme à tout ramener à son petit Moi, l’encager
dedans, voilà la « recette » !
Dans cet ouvrage (de 220 pages), l’auteur, s’il ne souscrit pas
à cette vision certes, d’allure complotiste,
n’en est pas moins contraint de constater l’indéniable lien entre l’apparition
puis l’omniprésence du développement personnel et le recul
de l’intérêt – voire l’écœurement – envers la et les politique(s), accompagné
lui-même d’une explosion de la mesquinerie narcissique, d’un recroquevillement
sur le moi encore jamais atteint de mémoire d’Homme. Cependant, il se refuse à
entériner le continuum qu’il pourrait y avoir entre la « Sainte
Trinité » qui a vu émerger ses lointaines racines à la période historique
dite de la Renaissance (introspection/capitalisme/démocratie)
et l’actuelle explosion de l’individualisme converti en pensée unique. Et il
absout, par exemple, la psychanalyse
de la lourde responsabilité qui est – ou fut, à un moment – la sienne dans ce
vaste mouvement, ce large processus.
Sa démonstration me semble, finalement, manquer de force, de
pouvoir de conviction dans la mesure où, en toute logique, il me parait
passablement difficile de dissocier la culture
psy de notre époque (qu’il déplore) d’une pratique qui vous isole à
l’intérieur d’un cabinet clos, face à une seule personne
« écoutante » et vous contraint à tout recentrer sur vous et sur
votre histoire strictement personnelle. La psychanalyse, que l’auteur, de
formation philosophique purement littéraire, semble porter aux nues n’est-elle
pas l’antichambre, voire la « mère » (directe ou indirecte) du développement personnel, qui est,
visiblement, la cible de cet auteur ? N’a-t-elle pas, dans les décennies
1970, 1980 et 1990, obsédé l’intellect de tous les penseurs, de tous les
universitaires, de tous les psychiatres, psychologues et médecins et de tous
les grands médias que comptait la société française ? Qui ne se souvient
des « vogues », des extraordinaires prégnances d’un Jacques LACAN,
d’une Françoise DOLTO, d’un Claude OLIEVENSTEIN ou d’un Daniel SIBONY (entre
autres) ? Et ne continue-t-elle pas, d’ailleurs, d’imprégner la pensée des
clercs français dans une très large mesure (il n’est que de parcourir les
rayons « Psychologie » de toutes les bibliothèques de l’hexagone et
des DOM pour s’en convaincre) et d’en profiter pour mener une résistance
souvent farouche contre les autres formes de thérapies proposées en vue du traitement
des dysfonctionnements mentaux, de même que contre les acquis tout récents mais
de plus en plus nombreux et pointus des neurosciences, de la psychologie
expérimentale (tests) et de l’éthologie humaine qu’elle ignore
superbement ?
Notre auteur ne réagit-il pas, en fait, en brave universitaire,
en intello de gauche bien traditionnel se sentant menacé par l’évident
« crépuscule » de l’influence de sa « caste » et des
« vérités » en lesquelles celle-ci et lui croyaient dur comme
fer ?
Invoquer SOCRATE, MONTAIGNE, NIETZSCHE et ARTAUD contre les
bourrages de crâne softs des best-sellers actuels (et envahissants) du D.P ? Soit. Fort bien, même.
Mais invoquer FREUD et les théories d’inspiration freudienne,
qui prétendent éclairer les rouages et la structure du psychisme humain (Ça,
Moi, Surmoi, etc.) à partir de données aux trois quarts arbitraires et sans une
once de validation scientifique réelle (puisque l’inconscient qui se dégage des nombreuses recherches menées par
les spécialistes du cerveau durant les dernières décennies ne ressemble en rien
à l’inconscient psychanalytique) ? C’est un peu plus douteux.
Ceci dit, cet ouvrage aura, à tout le moins, l’indéniable mérite
de s’élever contre le pré-pensé et contre la crypto-manipulation des masses.
Dans le D.P, plus on
cherche à être « soi », plus il semble qu’on devienne, dans les faits
(quoique sous une forme plutôt subtile) inauthentique, grégaire.
Tout simplement parce que, comme notre auteur, là, le souligne
avec justesse, le « vrai moi », le « moi profond » n’est
qu’une vue de l’esprit. Nous nous créons peu à peu par l’imitation, par le
mimétisme ; par la perméabilité constante à des influences, à des
suggestions multiples. Notre plasticité cérébrale est quelque chose d’étonnant.
Quant à notre cerveau, sa complexité a de quoi donner le vertige. L’Homme est
également un menteur-né, qui se ment à lui-même, s’autosuggestionne. Il passe
sa vie à se positionner par rapport au et en fonction du social. Sa société et
sa culture sont sans cesse présents en lui/elle.
L’auteur a raison de nous mettre en garde contre la « quête
de soi-même » et contre l’illusion que représente, pour chaque individu,
l’idée qu’il posséderait un « noyau dur » d’identité tout personnel,
intime, unique, qu’il lui faut « cultiver » jalousement.
Sur quoi un tel repli narcissiste est-il, au demeurant,
susceptible de déboucher, sinon sur une sorte de « ratatinement » des
esprits ? Sur une intolérance à tout ce qui n’est pas soi (ou comme soi)
de plus en plus crispée, de plus en plus paranoïde (la fameuse lutte de tous contre tous qu’évoquait
déjà, quelques décennies plus tôt, le sociologue Jean-Claude KAUFMANN) et sur
un refus, de plus en plus considéré comme un « droit », de se
remettre en cause, donc, d’évoluer, de s’ « améliorer » au nom d’une
liberté poussée jusqu’à l’absurde ?
Comment un Narcisse peut-il prétendre aimer ou, au moins,
accueillir qui que ce soit d’autre que lui-même ?
La nature même de l’Homme n’est-elle pas fondamentalement
sociale, curieuse, souple ?
Cette société du « Chacun pour soi » plonge les gens
dans un malaise, lequel les rend de plus en plus demandeurs de thérapies
censées restaurer, chez eux, un certain équilibre, un certain niveau de
bien-être, de comblement du manque prétendument dû à une « réconciliation
de soi avec soi ». Le recours au Yoga, à la sophrologie, à la méditation (plus ou moins) bouddhique, récupérés
dans le grand fatras de la contre-culture New Age, est à nouveau à l’ordre du
jour, mais sous des formes édulcorées et strictement utilitaires, à la
convenance occidentale.
Car le plein Yoga et la pleine méditation bouddhique poursuivent
d’autres buts. Ils visent l’abolition du Moi, vécu et considéré quant à lui par
ces spiritualités-philosophies comme une illusion pernicieuse, un écran de
fumée de plus interposé entre la conscience humaine et la véritable « compréhension »
de l’essence de la réalité, qui ne peut se faire que par le détachement, le
renoncement complet, l’entrée dans un EMC (état modifié de conscience).
Voilà un élément sur lequel les tenants du D.P s’abstiennent soigneusement de mettre l’accent.
P. Laranco
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