En un sens,
on peut dire que la croyance en une chose la rend réelle.
Un être dont
on a esquinté l’enfance peut, à bon droit, se dire, lorsque vient l’hiver de sa
vie : « elle se finit sans avoir jamais commencé ; n’est-ce pas étrange ? »
La science et
la philosophie sont, par essence, subversives. Car elles contournent sans cesse
les croyances, les certitudes, d’un « pourquoi ? » retors. Sans
trêve, leur curiosité, leur sens de l’observation et leur ingéniosité élaborent
des angles d’approche inédits et des perspectives nouvelles, un peu comme un
photographe qui jouerait avec la lumière, la suivrait dans ses variantes, ses
facettes innombrables, mobiles, pleines de surprises toujours renouvelées.
La complexité
de la pensée humaine et celle du monde se répondent.
Elles ont
entamé un dialogue qui, en un certain sens, tient beaucoup du jeu de miroir.
En un certain
sens, l’univers avait besoin du cerveau humain.
A travers la
vieillesse, ce que les êtres humains ne tolèrent pas, c’est le spectacle
universel de l’entropie, de la dégradation à l’œuvre au plus intime d’eux-mêmes.
Les choses
qui dérangent et donc, surtout, il faut éviter de parler autrement que sur le
ton apitoyé et lointain de la « dame patronnesse » : il y a des
pauvres. Il y a des gens qui baignent dans une opulence qu’on pourrait
qualifier d’ « obscène » et des gens qui, par la faim, sont
réduits à l’état de squelettes. Il y a des gens qui volent et qui se
prostituent – quand ils ne prostituent pas, même, leurs enfants – pour se
nourrir. Il y a des gens qui vivent sans eau courante, sans électricité, sans l’indispensable
hygiène obsessionnelle, sans le « confort moderne » qu’on croit indispensable
à toute vie humaine. Il y a des milliers de gens que l’ensemble de la société
accule au rabaissement, à la honte d’être pauvre, et les abreuve, au surplus,
de leur mépris à peine voilé !
A l’heure où
tout le monde sait tout, du fait de la circulation fulgurante de l’information,
de sa diffusion en temps record aux quatre coins de la planète, il y a –inexorable
état de fait – des choses comme ça qu’on prend le parti d’ignorer ou de
banaliser. L’égoïsme ordinaire est si facile à solliciter, à mobiliser, à
manipuler. L’intérêt personnel, l’indifférence, la peur sont si aisés à
mobiliser, dans des sociétés d’hyper abondance et de protection maximale qui
entretiennent, pour les besoins du système marchand – si intensément les cultes
du jouir individuel « sans entraves » et du « self development » !
Au fond, « humanisme
« et amoralité semblent plutôt faire bon ménage… les vocables « libéralisme »
et « libertaire » n’ont-ils pas la même racine ?
Quoiqu’il en
soit, les démunis, les « damnés de la terre », ceux dont un véritable
(et vertigineux) fossé entre deux niveaux de vie nous sépare, ne vivent pas « sur
une autre planète » mais bel et bien sur la nôtre. Loin de souffrir d’une « inaptitude »,
ni d’une « inadaptation », ni d’une « carence » congénitale
qui en ferait des êtres « sous-développés » par nature (ou bien par
leur faute), ils possèdent la même essence humaine que nous. Le fait que nous
ne les regardions jamais autrement qu’avec gêne, avec une sorte d’horreur « sacrée »
n’y change strictement rien.
Les bobos ont
des préoccupations superficielles et naïves d’enfants gâtés façonnés par les
modes et les médias de la société d’abondance capitaliste (ou
social-capitaliste), qu’ils voudraient imposer au monde (si persuadés qu’ils
sont que leur façon de vivre est, par essence, la meilleure). Ils s’imaginent
que ce dernier ressemble à leur petite tour d’ivoire pleine d’états d’âme, à la
pointe de la « branchitude ». Mais ce qu’ils ne savent pas, c’est qu’entre
eux et le reste de l’univers, le fossé se creuse.
L’Homme, dans
son entier, est lien. C’est dans le lien qu’il se façonne. D’où le fameux « je
est un autre ».
C’est le lien
social fort, étroit qui a façonné son intelligence avancée, unique dans le
règne animal. Son cerveau possède en son sein une multitude de neurones-miroirs
jamais égalée jusqu’à présent dans l’ordre des mammifères, même « supérieurs ».
L’être humain
est sans doute « l’animal communiquant » par excellence, et son
besoin de proximité avec ses congénères est tel que la solitude, l’isolement, l’absence
d’échange avec eux le font basculer dans la désespérance profonde, voire dans
la folie.
Le cas des « enfants
sauvages » est là, d’ailleurs, pour le démontrer : si, à un certain
âge (très tendre et très limité dans le temps), il se trouve privé du contact
avec ses semblables, il rate jusqu’à son humanisation même, sans qu’il y ait
vraiment possibilité, par la suite, de rééducation, de « rattrapage ».
Qu’on ne
vienne pas me chanter que les fantômes n’existent pas.
Les fantômes,
ce sont des disparus, des perdus, des manquants qui, à l’intérieur d’un groupe,
d’une famille, peuvent quelquefois, nonobstant ce fait, prendre la presque
totalité de la place. Des entités qui, à partir de l’éraflure de vide qu’elles
laissent dans leur sillage, en viennent, dans certains cas, à atteindre les
proportions monstrueuses d’une sorte de trou noir grand ouvert, dont l’immense
plaie suppurante n’en finit pas de s’enfler, de balayer, de jouer les
aspirateurs, d’attirer vers sa rotation folle, vorace, jamais rassasiée la plus
grande partie de la matière vive qui demeure disponible aux alentours.
Un fantôme, c’est
une turbulence du passé, de sa masse nébuleuse, qui se convertit en cyclone. C’est
une hypertrophie du manque, de l’amputation secrète des êtres, qui en arrive à
se hisser aux dimensions mortifères d’un vortex.
C’est une intensité
de perte qui empiète, envahit. Déborde. Une densité, une manière de masse
tumorale en creux qui, sans discontinuer, capte, happe les forces restées
intactes de la substance vivante. Qui nous parasite, jusqu’à nous laminer, nous
sucer, nous vider de nous-mêmes.
Oui, c’est
bel et bien exact, les vrais spectres ressemblent au Comte Dracula : ils
ont besoin, pour alimenter leur ombre, leur faux-semblant, de sang bien rouge,
comme de vie et de chair bien fraîches ; de ce fait, ils détournent vers eux
l’eau dynamique, féconde du présent, tout à fait comme on détourne le cours naturel
d’une rivière. Ils monopolisent tout ce qui peut être monopolisé ; ils
réclament, telles des couvées d’oisillons aussi piailleurs que pilleurs qui en
désirent toujours davantage…
Si l’on n’y
prend pas garde, ils sont susceptible de nous entraîner avec eux « là-bas »,
sur l’autre versant du monde, là où ils sont ( là où leur absence, leur exil
insupportable les maintient, les relègue) en tous points de la même manière que
les anciens tyrans obligeaient leurs fidèles serviteurs, leurs cohortes de
courtisans et de concubines à les suivre au tombeau par processions entières, lors de sacrifices
humains aux cérémonies aussi solennelles, sacrées que barbares.
Avant d’avoir
peur de la mort, l’humanité a eu peur DES MORTS.
Et n’avait-elle
pas raison ?...
Patricia
Laranco.
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