dimanche 28 avril 2013

Un texte de l'écrivain mauricien Umar TIMOL sur son rapport à la langue française.


Aimer une langue. Qui appartient à un autre. Qui est de l’ailleurs. Une langue qui demeurera toujours inaccessible. Une langue maîtresse, jaillissement de sang lors de la partition du désir. Mais l’aimer quand même. De toutes ses forces. Vouloir appréhender toutes ses modalités, toutes ses nuances, entrer dans ses absences de même que dans ses lumières, danser selon tous ces rythmes, qui sont si versatiles, se lover autour de son corps, de ses apparences mais aussi bien de sa matérialité, parfois le posséder pour mieux le perdre ou plutôt se perdre, se perdre dans ses aléas, ses refus, ses caprices, se perdre dans son labyrinthe qui n’est jamais que le labyrinthe de tes angoisses. Mais ne pouvoir faire autrement. Es-tu donc le prisonnier de l’histoire, oublieux de la mémoire de la domination ? Es-tu de la quête, confuse et incertaine, du regard de l’autre ? Quête de la légitimité, d’un justificatif ? Regardez-moi donc, je suis de là-bas et je sais ses boursouflures et ses invectives. Je suis l’orfèvre maladroit de votre langue. Sans doute. Mais c’est aussi de l’amour. Tout bêtement. L’appel des mots, la jouissance des mots, mots déployés comme autant de frissons, mots dont la résonance est sans fins, qui percent le théâtre de ta chair, ornée de voiles, mots qui sont des larmes, mots qui sont laves convulsées, jouissance des mots, jouissance à ne plus en pouvoir, donc lire, encore lire, s’imprégner de fragments, des vagabondages de la pensée, de poésie si pure qu’elle défie toutes les ordalies du temps, lire, encore lire, mots devenus saccades, rythmes, lueurs, mots qui se déhanchent, mais qu’importe, allez, partir là-bas, œuvre de possession ou de dépossession, os brisés, mais qu’importe, faire un avec les mots, avec cette langue, avec cette foutue langue mais belle, si belle, langue constellée de cultes, langue ravagée par le levain de ton souffle, mais qu’importe, mots qui larguent nos haines, mots affranchis, mots de tant d’appartenances, de libertés, contraintes et voulues, mais qu’importe, qu’importe. Aimer une langue. Renouer à chaque instant le pacte de nos retrouvailles. Forger avec ses sciures les latences de verbes et de paroles. Fonder ce peuple, celui des vents et des étoiles, qui déferle comme une houle, manifeste des pulsions de toute terre. Fonder tant de beauté pour incinérer les coutumes de la pierre, fonder tant de beauté pour débaucher les enclaves, fonder une langue qui n’est pas cette langue tout en l’étant, qui est de cette langue mais qui la macère, qui la réinvente, langue des origines et langue du dépassement, langue avortée, langue devenue un corps, traversée de toutes parts, saccagée de toutes parts, langue devenue une floraison de possibles, langue-beauté dont l’usage est la récidive de l’éblouissement, ainsi éblouir ceux dont l’indélicatesse est de croire en sa transparence, langue-beauté qui nous élève, langue beauté qui nous brise, langue-beauté, langue-beauté, langue-beauté qui achève de parfaire le linceul de nos scissions. Langue-beauté. Aimer une langue. Qui me naufrage sur une page. Que j’encre. Selon les procédés du désir. Et à force d’amour.




Umar TIMOL.

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