dimanche 10 juillet 2016

Le Vendredi 17 juin 2016, à partir de 15h 30, à la BRASSERIE "LE FRANCOIS-COPPEE" (Paris), le TERRITOIRE DU POÈME recevait le grand poète haïtien Anthony PHELPS.

C'est la dernière "séance" du TERRITOIRE DU POÈME avant le grand "break" de l'été. Quelques jours après le Marché de la Poésie de la Place Saint-Sulpice, où j'ai eu déjà l'occasion d'apercevoir, à la buvette, Anthony Phelps.
En cet après-midi ensoleillé du 17 juin 2016, un public assez restreint mais attentif (qui compte, notamment, un très bon poète français de ma connaissance, François MINOD) s'est donné rendez-vous, à l'initiative de Christophe BREGAINT et de Catherine JARRETT, pour découvrir ou redécouvrir le parcours et l'œuvre de ce monument de la littérature, brillamment présenté par l'éditeur de poésie Bruno DOUCEY, qui vient de faire paraître son tout dernier recueil intitulé Je veille incorrigible féticheur.
Pour Bruno Doucey, l'œuvre du poète haïtien majeur est, à elle seule, un pays, et elle traverse les genres littéraires. Elle doit également être saluée pour son économie de style.
B. Doucey ne manque pas de rappeler, au passage, que pour Stanley PEAN, Anthony PHELPS le magnifique est [...] un phare [...]  un homme de cœur et de passion.
Cependant, cet homme-là, d'un abord simple et ouvert, n'aime pas beaucoup parler de lui.
Ainsi que ne tarde pas à nous l'apprendre, dans la foulée, l'éditeur, il est né en Haïti, à Port-au-Prince, en 1928.
Par la suite, il a effectué, en 1945 et 1946, des études de chimie et de droit aux Etats-Unis.
Dès son retour sur son île, c'est à dire au début des années 1960, il constitue, avec quelques copains (PHILOCTETE, DAVERTIGE, THENOR, MORISSEAU) un groupe qui porte le nom d'Haïti littéraire. Il ne s'agissait pas là d'une réunion d'artistes engagés, mais bien plutôt de chercheurs d'une esthétique nouvelle, à travers tous les arts.
Mais, la situation politique se dégradant dangereusement en Haïti avec la dictature sans merci du redoutable François Duvalier, lequel persécutait impitoyablement opposants politiques, intellectuels, mulâtres, Anthony Phelps dut endurer plusieurs semaines de prison, qui furent suivies par un exil à caractère définitif, au Québec. Cette émigration, qui se produisit en 1964, se fit dans un contexte de revendication linguistique face à l'envahissement anglophone.
Ainsi, Anthony Phelps dressa-t-il une passerelle entre deux territoires francophones et devint-il un québécois d'adoption et de cœur, qui subit l'emprise de Montréal où il découvrit, avec grand plaisir, l'Amérique métisse. Son œuvre comporte de très belles évocations de cette ville.
Au Québec, il mena une carrière de journaliste à Radio-Canada.
Son engagement le portait, clairement, vers la défense de l'oralité et d'une culture populaire, dirigée vers le plus grand nombre.
Parallèlement à son activité journalistique et radiophonique, tous les lundis, en soirée, il fréquenta le fameux Perchoir, où il pouvait retrouver de jeunes haïtiens tout aussi bien que de jeunes montréalais de souche, parmi lesquels on compte les poètes Gaston MIRON, Denise BOUCHER et Paul CHAMBERLAND. Il créa également une petite maison de production de disques.
A la fin des années 1960, le voilà qui propose, à un éditeur français cette fois, le manuscrit de l'un de ses recueils de poèmes, Mon pays que voici, qui fut, par la suite, comparé - pas moins ! - au Canto general de Pablo NERUDA, à la poésie de Federico GARCIA LORCA et aux Cahiers d'un retour au pays natal du martiniquais Aimé CÉSAIRE. Pourtant l'édition parisienne n'en veut pas, pour cause d'exotisme. Anthony Phelps ne sera pas publié en France avant l'année...2012, avec un recueil titré Nomade je suis.
Il fut en outre publié en Allemagne et, par deux fois, lauréat du prix cubain Casas de las Américas.
Outre le Québec, il fit de longs séjours au Mexique ainsi qu'en Espagne.
Anthony Phelps peut s'exprimer - et s'exprime - dans tous les genres littéraires, car, comme le souligne Bruno Doucey, il est un marieur de mots doté d'une science innée des harmoniques de la langue, laquelle, chez lui et pour lui, est étroitement liée à la musique, et même à la peinture (puisqu’il dessine en permanence). Sans doute du fait de son état de métis et de sa condition d'expatrié, de "nomade", il se trouve que les frontières, pour lui, sont toujours poreuses (voilà qui ne peut que me séduire !).
Si on lui demande comment il voit la poésie, il répondra : la poésie est ce qui permet de se penser soi-même comme un autre. Voilà qui en dit long !
Après que Bruno Doucey eut fait le tour de l'attachant personnage, qui s'avère être un homme du "Tout-monde" tel que le concevait Edouard GLISSANT, vient le moment d'entrer de plain-pied dans ses mots, dans son univers poétique. De concert avec Catherine Jarrett, animatrice du TERRITOIRE, l'auteur-invité lit lui-même quelques extraits de son recueil Nomade je fus de très vieille mémoire. Le charme très particulier de ses vers déferle sur nous :
et les sirènes aux seins amers / étaient nos alliées docilespays filé comme un moutonpoète de crécelle, masqué, céruléencollage du pays balafré recousu dans sa chair vivechiffonnier de l'exildes chants fêlés aux barbelés du quotidienje raccommode les quartiers de ma villej'écoute ma ville s'en allerPort-au-Prince opprimé [...] bulles crevées des marécages; butée d'un ciel nouveaula voyance aux lèvres peintesj'étais cet adolescent qui voulait être magicienà l'ombre du temps / emmitouflé de cicatricesles sons moussus des motsle troupeau des rêves clandestinsle temps-tortue polit la caresse  [...] j'écris au bord de ma naissanceun pas encore sur les cloches du vent.
Le tout dernier recueil d'Anthony Phelps, Je veille incorrigible féticheur, nous est ensuite présenté par son éditeur, Bruno Doucey, comme un livre qui rassemble deux ouvrages en un; le premier ouvrage déploie une grande laisse poétique constituée de longs textes très structurés, cependant que la deuxième partie comprend cinquante-cinq petits poèmes-pierres. Dans l'ensemble, l'ouvrage véhicule une écriture traversée de vitalité, de jeunesse, d'humour et de coups de gueule. Art d'écrire et art de vivre s'y mêlent aux images oniriques avec une confondante facilité, dans ce que Doucey désigne comme étant un véritable tissage.
Bien entendu, l'auteur haïtien et lui en récitent de nombreux passages, parmi lesquels, ici et là, des vers, des fulgurances se promènent encore dans ma mémoire : la vie toujours se redessinema mémoire incendiaire reprend langue avec la nuitÉclaboussure prudente ondulation de l'écriture; Turbulente révélation de la réminiscenceDéclinaison du midi sur la solitude de la page / Raffinement solaireDans les bégaiements de l'aube [...]; [...] je me repère dans mes mots guérisseursune fillette au cerceau innocemment tutoie le temps qui passeDans ma maison aux mains ouvertes [...] maison sereine [...] maison secrète [...] dans la timidité du présent qui se chauffe au soleilla nuit énigmatique force l'écho de la mémoireje me repose dans l'ourlet du tempsquel est donc ce chemin où je progresse à l'aveuglette ?les anciens demains se bousculent à nos portes; une voix aspire le temps qui se dérobe[...] nocturne astronomie de l'âgeje slalome sur ma chance et prends le pouls du vent[...] claque mon poèmeque savons-nous du blues de la poussière [...]le vent efface la signature des oiseauxle coup de chiffon du feu;  ce bel ailleurs de toutes désinences [...]enfin, prendre le large [...]le regard bleu de la lune; écriture du jasmin [...] l'incertaine lumière des tentations nous emprisonne; doigts tâchés de rêves;  éphémère écriture [...] fragilité des mots [...][...] le jour se démaille [...]un seul poème et le bleu confirme le ciel[...] les matins chargés de mensongères promesses[...] rêche questionnement de la mort[...] la rondeur des souvenirs sous la plante des piedsEcriture [...] circulaire écriture [...][...] jardins de lumineuse mémoire [...]qui donc apaisera ma rage [...].
Bruno Doucey a raison de le souligner : l'œuvre de Anthony Phelps est une œuvre qui évolue. En elle, sobriété et lyrisme; simplicité et raffinement, sensualité et recul; plénitude et manque doux-amer; exil et présence pleine au monde. L'environnement est là. Toujours ré-enchanté. Là aussi, tous les ingrédients qui font une grande poésie.
L'après-midi se termine sur les traditionnelles questions du public à l'auteur. A cette faveur, s'élève, très vite, un débat portant sur l'exil, le déracinement, sous leurs différentes formes et sur leur éventuel rapport à la poésie, via l'éternel sentiment d'"étrangeté", de "porte-à-faux" qu'ils occasionnent. Les exilés, qu'ils soient haïtiens, mauriciens (ou autres), se ressemblent tous plus ou moins, par-dessus tout lorsqu'ils sont auteurs, ou artistes. Ils relativisent automatiquement la notion stricte d'identité. A leurs yeux, "le pays", perdu, devient un pays rêvé et, le temps aidant, un objet de décalage spatio-temporel rapidement irrémédiable; double deuil.
Evidemment, cela, le chant d'Anthony Phelps le réverbère. Ce fait, ajouté au talent, donne une envie irrépressible d'aller à la rencontre de ce verbe, tout à la fois tropical et universel, en tous les cas profondément pénétré, marqué par ce qui l'entoure (quoi que ce soit). Oui, la poésie conjure bel et bien les déchirements du déracinement !












De gauche à droite : Anthony PHELPS et Catherine JARRETT, en train de lire des extraits du recueil Nomade je fus de très vieille mémoire. 






Anthony PHELPS.









De gauche à droite : Bruno DOUCEY et Anthony PHELPS  lisent des extraits de Je veille incorrigible féticheur.









































Texte : Patricia LARANCO.
Photographies : Alain MINOD.

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