C'est la dernière "séance"
du TERRITOIRE DU POÈME avant le grand "break" de
l'été. Quelques jours après le Marché de la Poésie de la Place Saint-Sulpice,
où j'ai eu déjà l'occasion d'apercevoir, à la buvette, Anthony Phelps.
En cet après-midi ensoleillé du 17 juin
2016, un public assez restreint mais attentif (qui compte, notamment, un très
bon poète français de ma connaissance, François MINOD) s'est donné rendez-vous,
à l'initiative de Christophe BREGAINT et de Catherine JARRETT, pour découvrir
ou redécouvrir le parcours et l'œuvre de ce monument de la littérature,
brillamment présenté par l'éditeur de poésie Bruno DOUCEY, qui
vient de faire paraître son tout dernier recueil intitulé Je veille
incorrigible féticheur.
Pour Bruno Doucey, l'œuvre du poète
haïtien majeur est, à elle seule, un pays, et elle traverse
les genres littéraires. Elle doit également être saluée pour son économie de
style.
B. Doucey ne manque pas de rappeler, au
passage, que pour Stanley PEAN, Anthony PHELPS le
magnifique est [...] un phare [...] un homme
de cœur et de passion.
Cependant, cet homme-là, d'un abord
simple et ouvert, n'aime pas beaucoup parler de lui.
Ainsi que ne tarde pas à nous
l'apprendre, dans la foulée, l'éditeur, il est né en Haïti, à Port-au-Prince,
en 1928.
Par la suite, il a effectué, en 1945 et
1946, des études de chimie et de droit aux Etats-Unis.
Dès son retour sur son île, c'est à dire
au début des années 1960, il constitue, avec quelques copains (PHILOCTETE,
DAVERTIGE, THENOR, MORISSEAU) un groupe qui porte le nom d'Haïti littéraire.
Il ne s'agissait pas là d'une réunion d'artistes engagés, mais bien plutôt de chercheurs
d'une esthétique nouvelle, à travers tous les arts.
Mais, la situation politique se
dégradant dangereusement en Haïti avec la dictature sans merci du
redoutable François Duvalier, lequel persécutait impitoyablement opposants
politiques, intellectuels, mulâtres, Anthony Phelps dut endurer plusieurs
semaines de prison, qui furent suivies par un exil à caractère définitif,
au Québec. Cette émigration, qui se produisit en 1964, se fit dans un contexte
de revendication linguistique face à l'envahissement anglophone.
Ainsi, Anthony Phelps dressa-t-il une
passerelle entre deux territoires francophones et devint-il
un québécois d'adoption et de cœur, qui subit l'emprise de
Montréal où il découvrit, avec grand plaisir, l'Amérique
métisse. Son œuvre comporte de très belles évocations de
cette ville.
Au Québec, il mena une carrière de
journaliste à Radio-Canada.
Son engagement le portait, clairement,
vers la défense de l'oralité et d'une culture populaire, dirigée
vers le plus grand nombre.
Parallèlement à son activité
journalistique et radiophonique, tous les lundis, en soirée, il fréquenta le
fameux Perchoir, où il pouvait retrouver de jeunes haïtiens
tout aussi bien que de jeunes montréalais de souche, parmi lesquels on compte
les poètes Gaston MIRON, Denise BOUCHER et Paul CHAMBERLAND. Il créa également
une petite maison de production de disques.
A la fin des années 1960, le voilà qui
propose, à un éditeur français cette fois, le manuscrit de l'un de ses recueils
de poèmes, Mon pays que voici, qui fut, par la suite,
comparé - pas moins ! - au Canto general de Pablo NERUDA, à la
poésie de Federico GARCIA LORCA et aux Cahiers d'un retour au pays
natal du martiniquais Aimé CÉSAIRE. Pourtant l'édition parisienne
n'en veut pas, pour cause d'exotisme. Anthony Phelps ne sera
pas publié en France avant l'année...2012, avec un recueil titré Nomade
je suis.
Il fut en outre publié en Allemagne et,
par deux fois, lauréat du prix cubain Casas de las Américas.
Outre le Québec, il fit de longs séjours
au Mexique ainsi qu'en Espagne.
Anthony Phelps peut s'exprimer - et
s'exprime - dans tous les genres littéraires, car, comme le souligne Bruno
Doucey, il est un marieur de mots doté d'une science innée
des harmoniques de la langue, laquelle, chez lui et pour lui, est
étroitement liée à la musique, et même à la peinture (puisqu’il dessine
en permanence). Sans doute du fait de son état de métis et de sa condition
d'expatrié, de "nomade", il se trouve que les frontières,
pour lui, sont toujours poreuses (voilà qui ne peut que me séduire !).
Si on lui demande comment il voit la
poésie, il répondra : la poésie est ce qui permet de se penser
soi-même comme un autre. Voilà qui en dit long !
Après que Bruno Doucey eut fait le tour
de l'attachant personnage, qui s'avère être un homme du "Tout-monde"
tel que le concevait Edouard GLISSANT, vient le moment d'entrer de plain-pied
dans ses mots, dans son univers poétique. De concert avec Catherine Jarrett,
animatrice du TERRITOIRE, l'auteur-invité lit lui-même quelques extraits de son
recueil Nomade je fus de très vieille mémoire. Le charme
très particulier de ses vers déferle sur nous :
et les sirènes aux seins amers / étaient
nos alliées dociles; pays filé comme un mouton; poète
de crécelle, masqué, céruléen; collage du pays balafré recousu dans
sa chair vive; chiffonnier de l'exil; des chants
fêlés aux barbelés du quotidien; je raccommode les quartiers
de ma ville; j'écoute ma ville s'en aller; Port-au-Prince
opprimé [...] bulles crevées des marécages; butée d'un ciel nouveau; la
voyance aux lèvres peintes; j'étais cet adolescent qui voulait être
magicien; à l'ombre du temps / emmitouflé de cicatrices; les
sons moussus des mots; le troupeau des rêves clandestins; le
temps-tortue polit la caresse [...] j'écris au bord de ma
naissance; un pas encore sur les cloches du vent.
Le tout dernier recueil d'Anthony
Phelps, Je veille incorrigible féticheur, nous est ensuite
présenté par son éditeur, Bruno Doucey, comme un livre qui rassemble
deux ouvrages en un; le premier ouvrage déploie une grande laisse
poétique constituée de longs textes très structurés,
cependant que la deuxième partie comprend cinquante-cinq petits
poèmes-pierres. Dans l'ensemble, l'ouvrage véhicule une écriture traversée
de vitalité, de jeunesse, d'humour et de coups
de gueule. Art d'écrire et art de vivre s'y mêlent aux images oniriques avec
une confondante facilité, dans ce que Doucey désigne comme étant un
véritable tissage.
Bien entendu, l'auteur haïtien et lui en
récitent de nombreux passages, parmi lesquels, ici et là, des vers, des
fulgurances se promènent encore dans ma mémoire : la vie toujours se
redessine; ma mémoire incendiaire reprend langue avec la nuit; Éclaboussure prudente
ondulation de l'écriture; Turbulente révélation de la réminiscence; Déclinaison
du midi sur la solitude de la page / Raffinement solaire; Dans les bégaiements
de l'aube [...]; [...] je me repère dans mes mots guérisseurs; une
fillette au cerceau innocemment tutoie le temps qui passe; Dans ma
maison aux mains ouvertes [...] maison sereine [...] maison
secrète [...] dans la timidité du présent qui se chauffe au soleil; la
nuit énigmatique force l'écho de la mémoire; je me repose dans
l'ourlet du temps; quel est donc ce chemin où je progresse à
l'aveuglette ?; les anciens demains se bousculent à nos portes;
une voix aspire le temps qui se dérobe; [...] nocturne astronomie
de l'âge; je slalome sur ma chance et prends le pouls du
vent; [...] claque mon poème; que savons-nous du blues
de la poussière [...]; le vent efface la signature des
oiseaux; le coup de chiffon du feu; ce bel ailleurs de
toutes désinences [...]; enfin, prendre le large [...]; le
regard bleu de la lune; écriture du jasmin [...]
l'incertaine lumière des tentations nous emprisonne; doigts tâchés de
rêves; éphémère écriture [...] fragilité des mots [...]; [...]
le jour se démaille [...]; un seul poème et le bleu confirme
le ciel; [...] les matins chargés de mensongères promesses; [...]
rêche questionnement de la mort; [...] la rondeur des souvenirs
sous la plante des pieds; Ecriture [...] circulaire
écriture [...]; [...] jardins de lumineuse mémoire [...]; qui
donc apaisera ma rage [...].
Bruno Doucey a raison de le souligner :
l'œuvre de Anthony Phelps est une œuvre qui évolue. En elle,
sobriété et lyrisme; simplicité et raffinement, sensualité et recul; plénitude
et manque doux-amer; exil et présence pleine au monde. L'environnement est là.
Toujours ré-enchanté. Là aussi, tous les ingrédients qui font une grande
poésie.
L'après-midi se termine sur les
traditionnelles questions du public à l'auteur. A cette faveur, s'élève, très
vite, un débat portant sur l'exil, le déracinement, sous leurs différentes
formes et sur leur éventuel rapport à la poésie, via l'éternel sentiment
d'"étrangeté", de "porte-à-faux" qu'ils occasionnent. Les
exilés, qu'ils soient haïtiens, mauriciens (ou autres), se
ressemblent tous plus ou moins, par-dessus tout lorsqu'ils sont auteurs, ou
artistes. Ils relativisent automatiquement la notion stricte d'identité. A
leurs yeux, "le pays", perdu, devient un pays rêvé et, le temps
aidant, un objet de décalage spatio-temporel rapidement irrémédiable; double
deuil.
Evidemment, cela, le chant d'Anthony
Phelps le réverbère. Ce fait, ajouté au talent, donne une envie irrépressible
d'aller à la rencontre de ce verbe, tout à la fois tropical et universel, en
tous les cas profondément pénétré, marqué par ce qui l'entoure (quoi que ce
soit). Oui, la poésie conjure bel et bien les déchirements du déracinement !
De gauche à droite : Anthony PHELPS et Catherine JARRETT, en train de lire des extraits du recueil Nomade je fus de très vieille mémoire.
Anthony PHELPS.
De gauche à droite : Bruno DOUCEY et Anthony PHELPS lisent des extraits de Je veille incorrigible féticheur.
Texte : Patricia LARANCO.
Photographies : Alain MINOD.
All rights reserved.
Merveilleux !
RépondreSupprimer