Psychologue, directeur de l’Institut
Français de Thérapie cognitive, Didier PLEUX s’est déjà signalé, notamment,
par un ouvrage publié en 2008, Génération
Dolto, qui a fait, en France, un certain bruit – pour ne pas dire un bruit
certain. Il y dénonçait la permissivité de l’éducation contemporaine.
Il « récidive » aujourd’hui, un peu dans la même
veine, en pointant du doigt, dans ce nouveau livre, un phénomène qu’il n’hésite
pas à désigner comme le nouveau mal du siècle : le
narcissisme forcené couplé à l’intolérance
aux frustrations qui signe une alarmante négation, un réel effondrement du lien à l’autre.
En quelques quarante ans, la psyché du Français moyen s’est
considérablement modifiée. On est, nous explique l’auteur, de façon extrêmement
claire, passé de l’âge de la culpabilité
et de l’inhibition individuelles, de la névrose classique que signalait Sigmund
FREUD dans sa célèbre œuvre, à une affirmation de soi démesurée, obsessionnelle
et quasiment pathologique qui ne s’embarrasse pour ainsi dire guère plus du
respect d’autrui.
Ma liberté s’arrête là où commence celle de l’autre …Voilà, désormais, le grand principe qui gêne, qui semble
plus ou moins contrarier tout un chacun. Plus cela va, plus l’idéal des
sociétés occidentales dites « modernes » devient monstrueusement,
excessivement « libertaire » et, par voie de conséquence, immature.
C’est un véritable – et salutaire – cri d’alarme que jette ici
Didier Pleux. Contre le culte de la non-prise
de tête, du fun à tout prix, de
la satisfaction impulsive, immédiate,
qui ne souffre aucun délai.
Les gens, autour de nous, on le constate de plus en plus, ne
savent plus attendre, ni s’empêcher – ils
« râlent » et se plaignent pour
un rien, à la moindre occasion. Ils vivent toutes les formes de frein, de
limite, même les plus ténues, comme d’insupportables agressions. Seuls, à leurs yeux, sont
légitimes leur affirmation d’eux-mêmes et leur propre désir. Qui ne connait les
sempiternels moi – moi – moi, chacun pour soi et autres toujours plus !, je fais ce que je veux quand je veux, ça me gave, lâchez-moi, quand ce n’est pas, un cran plus haut et carrément je vous emmerde ?
Dyssociaux, mal élevés, insupportables,
incivils, les adjectifs pleuvent car
le tableau social se fait de plus en plus sombre. Nous sommes là, ose même
avancer Pleux, aux lisières de la délinquance,
phénomène qu’en tant qu’ancien éducateur, il connait très bien.
Le culte du plaisir, la révulsion devant l’effort et l’hostilité
haineuse envers toute manifestation de l’autorité ont vraiment le vent en
poupe.
L’idéal de vie est, en France, devenu largement celui de
l’enfant gâté, pour ne pas dire pourri, lequel ne sait plus s’auto-discipliner,
n’obéit plus à rien et fait tout à
l’envie. Là où il y a de la gêne, il
n’y a pas de plaisir…et tant pis si cette règle de vie s’applique au
détriment des autres. Ceux-ci doivent, d’ailleurs, eux aussi, se faire dociles objets
de jouissance, sans quoi ils encourent le plus total désintérêt, ou le
rudoiement que l’on réserve d’ordinaire aux gêneurs. Tout est regardé au
travers du prisme déformant du moi souverain, central, qui, bien sûr, ramène
tout à lui, et au cortège de ses caprices. Sans se poser la moindre question.
Comme en un coup de baguette magique, on a renoncé à un excès
pour en adopter un autre, non moins énorme que le précédent : dans la
première moitié du XXe siècle, on vivait dans le corset de fer de la contrainte
liée aux anciennes valeurs bourgeoises du XIXe siècle, qui étaient, certes,
pesantes ; de nos jours, on vit comme si, tout bonnement, le
« contrat social » n’existait plus !
Rien d’étonnant à ce que les pervers
narcissiques et les psychopathes soient, par les temps qui courent, si à la
mode…l’empathie tend, elle-même, à faire figure de contrainte, de pensum dont
on désire de moins en moins s’encombrer. Au même titre que la responsabilité,
l’effort ou cette bonne vieille courtoisie.
L’amour de la liberté doit-il mener automatiquement à une telle
débâcle ? Ou ce comportement-là n’en est-il pas, plutôt, une
caricature ? Et quelles sont les causes d’une pareille évolution
comportementale ?
On peut bien sûr accuser – et cela a été fait à de multiples
reprises – les exigences du système capitaliste marchand, dictature soft et insidieuse qui nous formate et
nous conditionne tous à devenir des hédonistes, des nombrilistes abrutis et des
matérialistes fanatiques dans le seul but de produire et de vendre de plus en
plus de biens de consommation. Une abondance matérielle pléthorique, jamais
atteinte à ce jour dans l’histoire de l’espèce humaine (du moins dans les pays
de civilisation ouest-européenne), couplée à une situation de paix militaire
(et donc de sécurité des personnes) elle aussi dénuée de précédent, en place,
dans l’hémisphère nord, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous aura
installés dans l’habitude du confort douillet et de ses multiples
« luxes ». L’instauration, dans les années 1960, d’un contrôle des
naissances à l’efficacité également jamais atteinte (grâce à la contraception
médicamenteuse) a aussi, on le sait, fait en sorte que la venue d’un enfant
dans une famille soit maintenant devenue une affaire de « programmation »
et donc, de désir ; le rejeton hautement désiré se mue aisément en un
enfant hautement investi et central au sein de la famille, elle-même réduite à
une peau de chagrin nucléaire autour du sacro-saint couple. On sait aussi
combien, par ailleurs, le développement galopant des nouvelles technologies –
des réseaux sociaux notamment – peut inciter à un certain exhibitionnisme
nombriliste, et même l’encourager. L’héritage de la fameuse
« révolution » de Mai 1968 joue également, avec ses slogans, qui se
sont mis à imprégner l’ensemble du corps social , sans doute en résonance avec une certaine tradition française profondément "frondeuse" : jouir sans entraves, il est
interdit d’interdire. Le jeunisme ambiant n’a pas arrangé les choses, avec
son idéal d’immaturité souvent consternant véhiculé, à l’origine, par
l’influence américaine, grande pourvoyeuse de fun.
N’oublions pas non plus, en France, des influences dont
certaines furent – et restent encore – très prégnantes, telle celle de la
psychanalyse, elle aussi toute centrée sur le monde intérieur de l’individu et
sur son épanouissement, un peu comme s’il était coupé de reste du monde – ou encore,
à présent, celle des pullulants ouvrages de développement personnel, que les
gens lisent de plus en plus. Et que dire, pour finir – encore, plus
particulièrement, en France – de la véritable fabrique d’enfants-rois à laquelle
donna lieu l’action fort médiatisée de la psychologue Françoise DOLTO en faveur
d’une éducation hyper-permissive, toute à l’écoute de l’enfant, qui s’accordait
elle-même fort bien à l’ « air-du-temps » post-soixante-huitard
dans lequel ont baigné nos années 1970, 1980, 1990 et 2000 ?
Cependant, le propos de Didier Pleux n’est en aucun cas de
s’attarder sur toutes ces relations de cause à effet, sur toutes ces raisons,
même si elles jouèrent un rôle indéniable. En adepte inconditionnel du bon sens
et de l’esprit pratique, le psychologue normand martèle sa conviction, celle
qu’il veut centrale, celle qu’il ne désire pour rien au monde perdre de
vue : L’ADULTE ROI EST LE RÉSULTAT D’UNE CARENCE ÉDUCATIVE et tout sauf le produit d’un quelconque
déterminisme, qu’il soit de nature biologique ou d’ordre psychologique.
Contrairement à la psychologue et écrivaine Alice MILLER, il n’accorde
nullement foi à l’idée que l’égocentrisme pathologique et son corollaire,
l’asociabilité, parfois si lourde de conséquences, soient de quelque façon
imputables à des maltraitances et autres abus endurés par la personne durant
son enfance et/ou sa jeunesse.
Beaucoup plus simplement et « bêtement », ils sont,
pour lui, le fruit d’une HABITUDE. L’habitude d’obtenir systématiquement ce
qu’on veut, quand on veut, depuis toujours, par la manipulation de l’entourage.
A cette carence d’ordre purement éducatif ne peuvent répondre,
s’opposer que des solutions elles aussi de nature éducative. En chaud et
convaincu partisan de la plasticité humaine, de la capacité assez
extraordinaire que possède l’Homme à évoluer, à modifier, à n’importe quel
moment de sa vie, tant son comportement que sa philosophie de l’existence,
Pleux ne croit en aucune façon à une quelconque fatalité du moi – moi – moi, de l’infantilisme et du
j’emmerde les autres. Il est encore
temps, nous affirme-t-il, de redresser la barre, d’inverser la fâcheuse
tendance. Sans quoi, il est vrai, l’auteur ne donne pas cher des sociétés
contemporaines. Pourquoi ? Parce que tous ces egos surdimensionnés, tous
ces grotesques « Ubu » fourvoyés à l’orée de la délinquance peuvent,
avec une facilité confondante, endosser, pour peu qu’ils en aient l’occasion,
les rôles de petits chefs, de
tyranneaux domestiques, de harceleurs, voire de graines de fasciste. Leur personnalité les porte tout naturellement
aux abus, à l’excès sous toutes ses formes.
En outre, leur intolérance épidermique aux frustrations s’allie
à la gêne que leur cause systématiquement la présence de l’autre pour en faire des
individus particulièrement peu disposés à apprécier quiconque ne se conforme
pas – au moindre détail près – à leurs attentes ; comme on s’en
doute, cela est susceptible d’ouvrir la porte à toutes sortes de
non-acceptation de la différence : xénophobie, racisme, sexisme, homophobie,
etc. Dès lors que l’on rejette et méprise tout ce qui n’est pas soi ou ne nous
est ni utile, ni agréable, tout devient possible…Le narcisse ne tolère que ceux
qui le servent, ou qui lui renvoient son propre reflet ; autant dire, ses
clones. De plus, totalement inapte à se remettre en cause, il devient très vite
le champion de la mauvaise foi.
On ne mesure pas assez, selon Didier Pleux, le danger que
représente, en fait, l’évolution psychologique de l’être humain vers cette
« narcissisation » générale, ce total laisser-aller ambiant, qui
désavoue tout surmoi, toute règle,
toute responsabilisation. Il peut, si l’on n’y prend pas garde, parfaitement
déboucher sur un authentique chaos social où les oppositions perpétuelles entre
les êtres généreraient, toujours entre eux, des états de conflit permanents. A
ce compte-là, ce serait la « loi de la jungle » qui prévaudrait pour
ainsi dire mécaniquement, et qui dit « loi de la jungle » dit,
entend, bien sûr, loi du plus fort.
La guerre de tous contre
tous que constatait déjà, en son temps, le sociologue Jean-Claude KAUFMANN,
peut menacer, à terme, la société de dérives fort périlleuses, parmi
lesquelles, on l’a vu, le besoin impérieux d’ordre, de pouvoir fort et d’homme
providentiel n’est pas la moindre.
Quoi qu’il en soit, il est de plus en plus difficile, ingrat, humainement
parlant, de vivre dans un tel monde. Continuer sur cette voie ne nous prépare,
certes pas des lendemains qui chantent.
Peut-être le capitalisme marchand et son culte de la liberté et
de l’individu poussés au paroxysme finiront-il, en dernier ressort, par mourir
de leur propre logique.
En attendant, Didier Pleux en appelle à un retour de la bonne
vieille culpabilité de papa.
Aurait-il raison ?
P. Laranco.
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