vendredi 13 décembre 2013

Lecture (psychologie, sociologie) : Didier PLEUX : « DE L’ADULTE ROI A L’ADULTE TYRAN », Odile Jacob, 2012 .

Psychologue, directeur de l’Institut Français de Thérapie cognitive, Didier PLEUX s’est déjà signalé, notamment, par un ouvrage publié en 2008, Génération Dolto, qui a fait, en France, un certain bruit – pour ne pas dire un bruit certain. Il y dénonçait la permissivité de l’éducation contemporaine.
Il « récidive » aujourd’hui, un peu dans la même veine, en pointant du doigt, dans ce nouveau livre, un phénomène qu’il n’hésite pas à désigner comme   le nouveau mal du siècle : le narcissisme forcené couplé à l’intolérance aux frustrations qui signe une alarmante négation, un réel effondrement du lien à l’autre.
En quelques quarante ans, la psyché du Français moyen s’est considérablement modifiée. On est, nous explique l’auteur, de façon extrêmement claire, passé de l’âge de la culpabilité et de l’inhibition individuelles, de la névrose classique que signalait Sigmund FREUD dans sa célèbre œuvre, à une affirmation de soi démesurée, obsessionnelle et quasiment pathologique qui ne s’embarrasse pour ainsi dire guère plus du respect d’autrui.
Ma liberté s’arrête là où commence celle de l’autre …Voilà, désormais, le grand principe qui gêne, qui semble plus ou moins contrarier tout un chacun. Plus cela va, plus l’idéal des sociétés occidentales dites « modernes » devient monstrueusement, excessivement « libertaire » et, par voie de conséquence,  immature.
C’est un véritable – et salutaire – cri d’alarme que jette ici Didier Pleux. Contre le culte de la non-prise de tête, du fun à tout prix, de la satisfaction impulsive, immédiate, qui ne souffre aucun délai.
Les gens, autour de nous, on le constate de plus en plus, ne savent plus attendre, ni s’empêcher – ils « râlent » et se plaignent  pour un rien, à la moindre occasion. Ils vivent toutes les formes de frein, de limite, même les plus ténues, comme d’insupportables  agressions. Seuls, à leurs yeux, sont légitimes leur affirmation d’eux-mêmes et leur propre désir. Qui ne connait les sempiternels moi – moi – moi, chacun pour soi et autres toujours plus !, je fais ce que je veux quand je veux, ça me gave, lâchez-moi, quand ce n’est pas, un cran plus haut et carrément je vous emmerde ?
Dyssociaux, mal élevés, insupportables, incivils, les adjectifs pleuvent car le tableau social se fait de plus en plus sombre. Nous sommes là, ose même avancer Pleux, aux lisières de la délinquance, phénomène qu’en tant qu’ancien éducateur, il connait très bien.
Le culte du plaisir, la révulsion devant l’effort et l’hostilité haineuse envers toute manifestation de l’autorité ont vraiment le vent en poupe.
L’idéal de vie est, en France, devenu largement celui de l’enfant gâté, pour ne pas dire pourri, lequel ne sait plus s’auto-discipliner, n’obéit plus à rien et fait tout à l’envie. Là où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir…et tant pis si cette règle de vie s’applique au détriment des autres. Ceux-ci doivent, d’ailleurs, eux aussi, se faire dociles objets de jouissance, sans quoi ils encourent le plus total désintérêt, ou le rudoiement que l’on réserve d’ordinaire aux gêneurs. Tout est regardé au travers du prisme déformant du moi souverain, central, qui, bien sûr, ramène tout à lui, et au cortège de ses caprices. Sans se poser la moindre question.
Comme en un coup de baguette magique, on a renoncé à un excès pour en adopter un autre, non moins énorme que le précédent : dans la première moitié du XXe siècle, on vivait dans le corset de fer de la contrainte liée aux anciennes valeurs bourgeoises du XIXe siècle, qui étaient, certes, pesantes ; de nos jours, on vit comme si, tout bonnement, le « contrat social » n’existait plus !
Rien d’étonnant à ce que les pervers narcissiques et les psychopathes soient, par les temps qui courent, si à la mode…l’empathie tend, elle-même, à faire figure de contrainte, de pensum dont on désire de moins en moins s’encombrer. Au même titre que la responsabilité, l’effort ou cette bonne vieille courtoisie.
L’amour de la liberté doit-il mener automatiquement à une telle débâcle ? Ou ce comportement-là n’en est-il pas, plutôt, une caricature ? Et quelles sont les causes d’une pareille évolution comportementale ?
On peut bien sûr accuser – et cela a été fait à de multiples reprises – les exigences du système capitaliste marchand, dictature soft et insidieuse qui nous formate et nous conditionne tous à devenir des hédonistes, des nombrilistes abrutis et des matérialistes fanatiques dans le seul but de produire et de vendre de plus en plus de biens de consommation. Une abondance matérielle pléthorique, jamais atteinte à ce jour dans l’histoire de l’espèce humaine (du moins dans les pays de civilisation ouest-européenne), couplée à une situation de paix militaire (et donc de sécurité des personnes) elle aussi dénuée de précédent, en place, dans l’hémisphère nord, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous aura installés dans l’habitude du confort douillet et de ses multiples « luxes ». L’instauration, dans les années 1960, d’un contrôle des naissances à l’efficacité également jamais atteinte (grâce à la contraception médicamenteuse) a aussi, on le sait, fait en sorte que la venue d’un enfant dans une famille soit maintenant devenue une affaire de « programmation » et donc, de désir ; le rejeton hautement désiré se mue aisément en un enfant hautement investi et central au sein de la famille, elle-même réduite à une peau de chagrin nucléaire autour du sacro-saint couple. On sait aussi combien, par ailleurs, le développement galopant des nouvelles technologies – des réseaux sociaux notamment – peut inciter à un certain exhibitionnisme nombriliste, et même l’encourager. L’héritage de la fameuse « révolution » de Mai 1968 joue également, avec ses slogans,  qui se sont mis à imprégner l’ensemble du corps social , sans doute en résonance avec une certaine tradition française profondément "frondeuse" : jouir sans entraves, il est interdit d’interdire. Le jeunisme ambiant n’a pas arrangé les choses, avec son idéal d’immaturité souvent consternant véhiculé, à l’origine, par l’influence américaine, grande pourvoyeuse de fun.
N’oublions pas non plus, en France, des influences dont certaines furent – et restent encore – très prégnantes, telle celle de la psychanalyse, elle aussi toute centrée sur le monde intérieur de l’individu et sur son épanouissement, un peu comme s’il était coupé de reste du monde – ou encore, à présent, celle des pullulants ouvrages de développement personnel, que les gens lisent de plus en plus. Et que dire, pour finir – encore, plus particulièrement, en France – de la véritable fabrique d’enfants-rois à laquelle donna lieu l’action fort médiatisée de la psychologue Françoise DOLTO en faveur d’une éducation hyper-permissive, toute à l’écoute de l’enfant, qui s’accordait elle-même fort bien à l’ « air-du-temps » post-soixante-huitard dans lequel ont baigné nos années 1970, 1980, 1990 et 2000 ?
Cependant, le propos de Didier Pleux n’est en aucun cas de s’attarder sur toutes ces relations de cause à effet, sur toutes ces raisons, même si elles jouèrent un rôle indéniable. En adepte inconditionnel du bon sens et de l’esprit pratique, le psychologue normand martèle sa conviction, celle qu’il veut centrale, celle qu’il ne désire pour rien au monde perdre de vue : L’ADULTE ROI EST LE RÉSULTAT D’UNE CARENCE ÉDUCATIVE et tout sauf le produit d’un quelconque déterminisme, qu’il soit de nature biologique ou d’ordre psychologique. Contrairement à la psychologue et écrivaine Alice MILLER, il n’accorde nullement foi à l’idée que l’égocentrisme pathologique et son corollaire, l’asociabilité, parfois si lourde de conséquences, soient de quelque façon imputables à des maltraitances et autres abus endurés par la personne durant son enfance et/ou sa jeunesse.
Beaucoup plus simplement et « bêtement », ils sont, pour lui, le fruit d’une HABITUDE. L’habitude d’obtenir systématiquement ce qu’on veut, quand on veut, depuis toujours, par la manipulation de l’entourage.
A cette carence d’ordre purement éducatif ne peuvent répondre, s’opposer que des solutions elles aussi de nature éducative. En chaud et convaincu partisan de la plasticité humaine, de la capacité assez extraordinaire que possède l’Homme à évoluer, à modifier, à n’importe quel moment de sa vie, tant son comportement que sa philosophie de l’existence, Pleux ne croit en aucune façon à une quelconque fatalité du moi – moi – moi, de l’infantilisme et du j’emmerde les autres. Il est encore temps, nous affirme-t-il, de redresser la barre, d’inverser la fâcheuse tendance. Sans quoi, il est vrai, l’auteur ne donne pas cher des sociétés contemporaines. Pourquoi ? Parce que tous ces egos surdimensionnés, tous ces grotesques « Ubu » fourvoyés à l’orée de la délinquance peuvent, avec une facilité confondante, endosser, pour peu qu’ils en aient l’occasion, les rôles de petits chefs, de tyranneaux domestiques, de harceleurs, voire de graines de fasciste. Leur personnalité les porte tout naturellement aux abus, à l’excès sous toutes ses formes.
En outre, leur intolérance épidermique aux frustrations s’allie à la gêne que leur cause systématiquement la présence de l’autre pour en faire des individus particulièrement peu disposés à apprécier quiconque ne se conforme pas – au moindre détail près – à leurs attentes ;  comme on s’en doute, cela est susceptible d’ouvrir la porte à toutes sortes de non-acceptation de la différence : xénophobie, racisme, sexisme, homophobie, etc. Dès lors que l’on rejette et méprise tout ce qui n’est pas soi ou ne nous est ni utile, ni agréable, tout devient possible…Le narcisse ne tolère que ceux qui le servent, ou qui lui renvoient son propre reflet ; autant dire, ses clones. De plus, totalement inapte à se remettre en cause, il devient très vite le champion de la mauvaise foi.
On ne mesure pas assez, selon Didier Pleux, le danger que représente, en fait, l’évolution psychologique de l’être humain vers cette « narcissisation » générale, ce total laisser-aller ambiant, qui désavoue tout surmoi, toute règle, toute responsabilisation. Il peut, si l’on n’y prend pas garde, parfaitement déboucher sur un authentique chaos social où les oppositions perpétuelles entre les êtres généreraient, toujours entre eux, des états de conflit permanents. A ce compte-là, ce serait la « loi de la jungle » qui prévaudrait pour ainsi dire mécaniquement, et qui dit « loi de la jungle » dit, entend, bien sûr, loi du plus fort.
La guerre de tous contre tous que constatait déjà, en son temps, le sociologue Jean-Claude KAUFMANN, peut menacer, à terme, la société de dérives fort périlleuses, parmi lesquelles, on l’a vu, le besoin impérieux d’ordre, de pouvoir fort et d’homme providentiel n’est pas la moindre.
Quoi qu’il en soit, il est de plus en plus difficile, ingrat, humainement parlant, de vivre dans un tel monde. Continuer sur cette voie ne nous prépare, certes pas des lendemains qui chantent.
Peut-être le capitalisme marchand et son culte de la liberté et de l’individu poussés au paroxysme finiront-il, en dernier ressort, par mourir de leur propre logique.
En attendant, Didier Pleux en appelle à un retour de la bonne vieille culpabilité de papa. Aurait-il raison ?



P. Laranco.

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