Quelle langue savoureuse ! Quel riche vocabulaire, émaillé
de termes et de tournures locales ! Quel style puissant et inventif !
Il y a longtemps que je n’avais lu de polar, de roman noir si
original. On y est littéralement scotché, au point que, si l’on y prenait garde
et si l’on ne voulait pas à toute force « faire durer le plaisir »,
on serait bien capable de le terminer en seulement quelques heures d’affilée en
dépit du fait qu’il ne compte pas moins de 325 pages.
Baroque, flamboyant, mais dans le même temps féroce, tragique,
ce polar qui nous capture n’est pas sans me faire penser, par certains côtés, à
Chester HIMES. (*)
On y sent, hyperprésente, comme densifiée quoique quelque peu
transfigurée, l’âme d’un pays, la Martinique contemporaine, aussi sensuelle et
amoureuse de la vie qu’explosive, violente. Les deux héros mis face à face y
sont, malgré tout ce qui les oppose, deux âmes profondément semblables, tant
dans leurs valeurs que dans leur trouble, l’avers et le revers d’une même pièce
de monnaie auxquels l’auteur confère une dimension aux frontières de l’archétype.
Elles expriment le même malaise abyssal. La même quête de SENS, dans une
société que gangrènent, délitent tous les maux de la mondialisation et des deux
Amériques.
Une île à la dérive, affublée d’une jeunesse de plus en plus
paumée, de plus en plus coupée de ses racines réelles. Un total, brutal, cruel
état de rupture entre ces jeunes et leurs parents, leurs éducateurs
démissionnaires et/ou absents.
Tout cela sur fond de superstitions, de présence de l’invisible toujours vivace. Avec, en
prime, un zeste d’évocation de figures poétiques majeures de la littérature
francophone caribéenne, et une ode à la poésie : Les poètes […] cheminent au gré des fulgurances.
Le goût de tous les plaisirs de la vie (y compris les plaisirs
mentaux) et le fond de gentillesse, de tendresse et de compassion profondément créoles côtoient
ici le dégoût, sous la forme d’une nausée quasiment sartrienne, couplée à une colère-violence
à fleur de peau, toujours menaçante. Les passions portées à la plus excessive
des incandescences (haine, mépris, désir de justice, obsession du profit
facile, immédiat…) s’y trouvent exposées à cru, mais par le biais d’un mode d’expression
simultanément lyrique (je dirais même quelquefois hyperbolique, si ce n’est précieux)
et glacial qui a de quoi nous étonner et, assurément, nous atteindre.
La Vie, la Mort. Telles sont les deux véritables protagonistes
de cette intrigue très sombre.
Toutes deux se donnent rendez-vous au mitan d’une arène décrite comme sinistrée : la scène sociale d’une
petite île, hélas, en voie de perdition.
De sa première à son ultime page, ce livre est un hoquet ;
un cri de vitalité et de peine, poussé d’une voix vigoureuse :
Je pus y
pénétrer comme un mauvais cyclone, et m’adresser à ce personnel de nuit pour
leur parler de notre petite Martinique, […] de la déshérence spirituelle et mentale, de cet alcool qui faisait
des ravages dans sa détresse, de cette détresse qui déconstruisait toute unité
de leur personne, de cette folie désemparée des parents et nous tous qui
laissions tant de déchéances se développer auprès de nous, parmi nous et en
nous…Miserere nobis !...
P. Laranco
(*) Écrivain afro-américain (1909/1984), auteur de romans
policiers ayant pour cadre le Harlem du XXe siècle.
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