L'écrivain colonisé occupe cet
espace de la parole qui est paradoxalement celui du silence. Cette parole,
qu'il dompte parfaitement, dont la verve est éblouissante ( il ne s'agit
pas de douter de son talent, il est incontestable ) est une parole mesurée et
censurée. Il en est ainsi parce que le colon la cantonne dans cet espace aux
frontières précises et bien définies. L'écrivain colonisé sait distinguer, avec
beaucoup de perspicacité, entre le permis et l'interdit. Ainsi la parole
au-delà de ces frontières freinera radicalement sa carrière sinon le vouera aux
gémonies. Il lui est, cependant, permis une posture convenue de la révolte, il
peut se faire le porteur de certaines causes ou même critiquer le colon. Mais
il sait quand et où s'arrêter. Ce couteau, le sien, effleurera délicatement la
chair du colon, y laissera son souffle mais ne s'y enfoncera jamais. On
pourrait considérer que l'écrivain colonisé est un clown, ses gesticulations
pour critiquer le colon ne font que confirmer l'essentiel, sa dépendance à son
égard. Il cherche le désir du colon. Il veut qu'il lui accorde la légitimité
d'être. Le colon sait bien ce que valent ses mimiques : elles sont l'expression
de son impuissance et du rôle qui lui est dévolu. Et l'écrivain colonisé joue
le jeu. Il sait tous les stratagèmes en usage pour lui plaire. Ainsi, nul ne
parvient à mieux transmuer la langue du colon, nul ne l'enrichit plus, nul ne
raconte mieux la souffrance de son peuple, nul ne sait mieux fabriquer cet
autre que réclame le colon. Il est cet autre nécessaire. Non cet autre qui le
déstabilise, qui interroge son pouvoir, qui a la faculté de le subvertir sinon
de le détruire mais cet autre qui assure ce pouvoir. L'écrivain colonisé a le
beau rôle, il est célébré dans les medias des colons, on le reçoit à la radio,
à la télévision, il fait la une des magazines, on dit de lui qu'il est un
subversif, un révolté, quelqu'un d'authentique, il est cet écrivain qui apporte
un nouveau souffle à notre langue, il acquiert une grande réputation, on le
voit partout, il est ce personnage remarquable, ce révolté, cet homme ou cette
femme de l'ailleurs qui ose déclamer une parole libre. Il n’en est évidemment
rien. Certains affirment que c'est un collabo. Ce mot est trop fort. Car il n'a
pas tout à fait le choix. Soit il demeure à la périphérie du monde dominant,
celui du colon, - loin des vertiges de l'honneur, de l'accès aux medias et aux
grandes universités etc.-, autant dire qu'il n'existe pas, qu'il n'est rien,
d'autant plus qu'au sein de son pays on ne le prend pas au sérieux, soit il a
la possibilité d'être sous les feux de la rampe, d’exister en d’autres
mots. On lui demande, à vrai dire, de choisir entre l'être et le néant.
Il est bien plus simple de se taire, de faire sien le flou littéraire, de
parler de l'oppression et de l'injustice en des termes vagues, de se révolter
mais dans les limites de ce qui est convenu. L'écrivain colonisé est cette
créature nichée dans un espace conçu par le colon. Il peut y demeurer toute une
vie. Et il sera récompensé pour cela. Il sait qu'il suffit d'un rien pour qu’il
le détruise. Un mot de trop, une interrogation des pouvoirs véritables qui
structurent la société et ç'en est fini de lui. Et cette destruction peut être
brutale, on s'en prend à sa personne, on déniche les éléments troubles de son
passé, les mots fusent ou sinon on l'ignore tout simplement, on le détruit
autrement, en l'enfermant dans le silence de l'indifférence. Il est cette
créature, clown ou fourmi on ne sait trop, qu'on peut démantibuler et écraser à
tout moment. Il n'est donc pas un collabo mais celui qui fait le choix d'une
lucidité stratégique. Autrement il n'existe pas. Il est le vide, son
incarnation. D'autres font le choix contraire, choisissent la vraie révolte,
sont authentiques, ils sont hors du champ du colon, ils ne sont plus un objet dans l'axe de son
regard mais un sujet à part entière. Un sujet qui le regarde droit dans les
yeux, qui l'affronte, empli de son humanité. Ce n'est pas tant un regard de
défi qu’un regard qui exige la pleine reconnaissance. Il ne s'agit pas de dire que l'écrivain colonisé est moins humain mais il
est le prisonnier du colon. C'est une humanité étouffée, qui vacille, qui a du mal à être. C'est sans doute le prix à
payer pour la gloire. Ou peut-être que l'écrivain colonisé préfère oublier toutes
ces problématiques. L'ivresse de l'être sait taire les clartés qui l'habitent.
La parole de l'écrivain colonisé est donc silence. Sa parole vive,
merveilleuse, qui touche les âmes et les cœurs est silence. Sa parole qui
titille le colon (mais il en rit au fond) est silence. L'écrivain colonisé est
le praticien de cette parole que le colon enferme dans les confins de son
pouvoir. Nul lieu n'est plus silencieux.
Umar TIMOL.
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