Il est tellement plus facile d’en vouloir à qui nous critique et
de le haïr que de regarder soi-même en
face, crûment, courageusement, ses propres travers et torts !
Reconnaître
ses torts et faire amende honorable, ça coûte à énormément de gens. L’ego a une
telle opinion de lui-même ! Et puis, il y a la peur de « baisser
pavillon », ce qui peut être interprété comme une sorte de « talon
d’Achille ». La mauvaise foi est bien souvent une forme de protection,
liée tout bêtement à l’autoconservation.
Tout
ceci nous conduit au comble de l’absurdité : nier l’évidence, ne pas
assumer ses propres erreurs et manques. Ne pas les admettre. Faire comme si,
faire semblant de croire qu’on est parfait(e) !
Il faut apprendre à se regarder soi-même avec le regard que l’on
porterait sur une autre personne.
Mais rien n’est plus difficile…
Toutes
les pages sont faites pour être tournées.
Ecrire avec facilité, créer une production littéraire abondante
sont – j’ai eu maintes fois l’occasion de m’en aviser –des
« qualités » tenues pour passablement suspectes dans certaines
franges du milieu de la poésie française, sans doute marquées par la froide
raideur corsetée et corsetante de l’idéal classique du « Grand
Siècle ». Depuis qu’un certain Nicolas BOILEAU, repris par la suite avec
zèle par des centaines, des milliers de braves professeurs de l’Education
Nationale, a clamé haut et fort « vingt fois sur le métier repassez votre
ouvrage… », prolixité, spontanéité n’ont plus guère bonne presse au beau
pays de France.
Dans l’ensemble, le tempérament littéraire hexagonal pourrait
assez volontiers se voir attribuer les étiquettes de « constipé » et
de besogneux. Son idéal s’est, dirait-on, calqué sur celui d’une certaine
civilisation bien occidentale, que dénonçait Aimé Césaire : maîtrise de
soi, contrôle des mots, mesure, travail, « économie ». Il se méfie du
don, tenu par ailleurs volontiers pour « inégalitaire ».
Cette répugnance fait en sorte qu’en France, les critiques ont
souvent tendance à confondre « quantité » et absence de qualité.
Alors qu’en fait, cela ne va pas du tout forcément de soi…
On
dit la jeunesse imaginative et avide de changement, parfois même
« révolutionnaire » par essence, mais ne se trompe-ton pas ?
Car,
pour ma part, mon expérience de mère de famille et d’animatrice auprès
d’enfants et de préadolescents m’a appris, à rebours, qu’il n’y a rien de plus
CONFORMISTE et, en définitive, de plus CONSERVATEUR qu’un jeune.
L’enfant,
puis le jeune ressentent un impérieux besoin de famille et d’encadrement, de
points de repères très stables, en un mot de normalité ; ils sont, quoi
qu’on en dise, quoi qu’on en pense, avant toute autre chose, des êtres sur le
chemin de l’intégration sociale, des êtres qui apprennent, qui se forment.
L’enfant,
sans cesse, observe, épie et imite ses modèles parentaux. Sa très grande
plasticité cérébrale fait de lui, pour ainsi dire, et ce d’emblée, une sorte
d’ « éponge », de « buvard » ultra-poreux qui absorbe
avidement, qui « boit » sans même en avoir conscience la culture qui
l’entoure.
L’adolescent,
quant à lui, même s’il traverse une crise d’affirmation de soi souvent
fortement oppositionnelle vis-à-vis de ses adultes de référence, n’en
aspire pas moins de toutes ses forces à
s’intégrer, en dernier ressort, au corps social dans lequel il baigne.
Tous
les jeunes finissent par devenir, in fine, les « clones » de leurs
parents. Etudier, s’insérer dans la vie professionnelle de façon satisfaisante,
s’agréger en couple puis fonder une famille nucléaire classique, bien
« petite-bourgeoise »…Tous y viennent – ou presque.
On
a peut-être trop « monté en épingle » l’inévitable bouillonnement
hormonal, assorti d’une véritable « révolution » cérébrale qui agite
pendant un certain temps un certain nombre de jeunes, au seuil de leur vie.
L’Homme
est, dans sa nature fondamentale, un être très SOCIAL et très MIMETIQUE.
Sans
quoi le mode de vie de notre espèce ne pourrait pas se perpétuer…
L’être
humain est, certes, indubitablement, curieux et inventif.
Ces
caractéristiques, si particulières, sont souvent, chez l’individu jeune,
accentuées, voire exacerbées.
Il
n’en reste pas moins que le changement suscite aussi, même chez le jeune, une
importante ambivalence ; cela se comprend : on ne fait jamais
table-rase impunément, ni, d’ailleurs, complètement.
Plus
que des amoureux systématiques du changement, plus que des
« révolutionnaires naturels », les jeunes me paraissent des êtres
tiraillés entre la tentation de la rupture et un profond – et souvent
inconscient – attachement à leurs habitudes et à leurs schémas cognitifs les
plus fondamentaux, les plus ancrés.
Le
plus souvent, de façon directe, quasi automatique, ils passent de l’influence
parentale et familiale stricte à l’ascendant de leurs groupes de pairs, à
l’intérieur desquels, fréquemment, règne un grégarisme qui défie l’imagination.
Il n’y a, dans tout ceci, qu’on en convienne, rien de bien original, ni de
particulièrement « créatif ».
Fondamentalement,
je crois qu’il ne faut pas commettre l’erreur – ou le contresens – de
confondre, chez les jeunes, le souci, souvent très proclamé, très revendiqué,
surtout dans nos sociétés postmodernes actuelles, de se démarquer à tout prix
de la génération précédente et une véritable aspiration au chamboulement sociétal, tel
que le conçoivent et le prônent les révolutionnaires, les vrais novateurs.
Une
fois que les jeunes se sont suffisamment affirmés par rapport à la génération
de leurs parents et éducateurs, une fois qu’ils se sont enfin
« trouvés » en tant qu’individus, au plan identitaire, ils entrent,
tant au plan des aspirations qu’à celui des conduites, dans le même schéma
global que celui qu’ont suivi leurs prédécesseurs : travail – famille –
propriété.
Les
échecs subis, au cours du siècle dernier, par les diverses utopies
révolutionnaires occidentales (communisme, « révolution sexuelle »,
contre-culture, théorie du genre, antipsychiatrie, etc.) en sont le témoignage
criant : il y a, apparemment, des « noyaux » sociétaux basiques
auxquels on ne touche pas sans menacer l’équilibre même des individus. Jusqu’à l’hyper- matérialisme-utilitarisme-progressisme occidental lui-même qui, à
présent, se trouve, à sa grande surprise, en butte au « retour » du
spirituel, voire du « religieux » !
S’imaginer
que l’être humain peut aussi facilement se passer de balises, de cadres quelquefois
rigides et d’habitudes quelquefois pesantes est une profonde erreur
« gaucharde ». La biologie, l’Histoire et les fonctionnements bien
« rôdés » (ceux qui ont fait leurs preuves) demeurent encore, très
largement, à prendre en compte.
Les
sociétés humaines sont l’expression des individus qui les composent.
Mais
lesdits individus sont, eux aussi, dans la même mesure, des expressions, des
émanations des organisations sociales dans lesquelles ils baignent et qui les
modèlent. Ne l’oublions pas.
Alors ?
Saluer et exalter le « génie » qui serait propre à la jeunesse :
une illusion de plus ?
Qu’il est, souvent, difficile de concilier plusieurs aspirations
– surtout lorsqu’elles paraissent, à bien des égards, contradictoires – dans
une seule misérable vie !
Que l’existence, à cette lumière, nous semble exiguë, et
mesquine !
Il
y a un égoïsme à deux.
Cela
porte un autre nom : l’amour.
Nombre de gens, infatués, présomptueux et égocentriques,
s’imaginent facilement que le monde leur appartient. Ils se trompent, et la vie
finira par le leur apprendre à leurs dépends, je le pense.
Le monde n’appartient – et n’appartiendra jamais - à personne,
sinon à lui-même.
Souveraine,
fascinante et irritante autosuffisance du monde !
Attention à l’amour ! C’est une focalisation sur « un
seul être ». Comme toute focalisation, il vient s’interposer entre nous et
la grandiose, la chatoyante, la divinement complexe richesse de l’immense forêt
d’êtres, d’objets, de phénomènes qui constitue le reste du monde.
Il n’est qu’un arbre qui cache la sylve, qui rétrécit l’angle de
vue.
En hypnotisant, il détourne, et ce n’est sûrement pas un hasard
si le mot « séduction », au plan étymologique, est issu du vocable
latin « seducere » qui ne signifie rien moins que, justement, « détourner ».
Face
à l’altérité, l’Homo Sapiens hésite de façon presque systématique entre la
réaction de rejet et une autre tendance beaucoup plus secrète – quoique
non moins puissante : la tentation
mimétique. Devenir l’autre, le singer, par désir de se fondre en lui – ou bien
ne pas vouloir en entendre parler, le repousser en bloc. Ces deux extrêmes ne
seraient-ils pas, dans le fond, l’avers et le revers d’une même médaille ?
Le
rejet de l’autre ne serait-il pas, pour une respectable part, une forme de
résistance, de lutte plus ou moins larvée contre la tentation, si énigmatique
mais toujours présente, toujours menaçante, de l’imitation qui nous habite, par
nature… contre le risque, toujours plus ou moins somnolent au tréfonds
de nous, de voir se réveiller l’envie de
s’identifier à lui ?
Animal
très fortement social, l’Homme a en lui, ne l’oublions pas, de puissantes
réserves d’empathie.
Son
cerveau recèle une importante quantité de neurones-miroirs. C’est ce qui a fait
dire à Arthur Rimbaud le fameux « je est un autre ».
Nous
nous créons (ou, si vous préférez, peut-être, nous « sommes créés »)
par l’identification et par l’imitation.
Toute
présence de l’un de nos semblables dans les parages proches suscite en nous, de
façon toute spontanée, toute naturelle, une sorte de « mouvement »
qui nous porte à essayer de nous mettre mentalement à sa place.
Sans
ce fonctionnement très particulier, ce « ciment », que l’on appelle
aussi « l’empathie » - il n’y
aurait jamais eu de communautés humaines viables.
Au
commencement était LE LIEN.
Identification, imitation, langage.
L’être humain se construit dans le lien, et par le lien.
Un lien dont la nature est tout à la fois matérielle, cognitive
et affective.
Vues sous cet angle-là, l’indépendance, l’égo sont des vues de
l’esprit.
Dès les tout premiers mois de notre existence, nous sommes
pleins des autres. C’est l’attachement et l’admiration que nous leur vouons qui
nous porte, nous forme. Comble notre vide. Notre naissance (longue et très
progressive) en tant qu’individu, nous la devons autant à notre bagage de
départ – notre « équipement » endogène de neurones-miroirs, qui nous
poussent à imiter et mettent en action notre empathie, associé à nos différents
sens, qui nous servent à « capter » le monde, à percevoir les
comportements et réactions des êtres qui nous sont les plus proches – qu’à tout
ce que nous recevons de ceux qui veillent sur nos premières années.
En l’absence de cette étroite et essentielle immersion dans ce
« bain » d’humanité (qui est aussi « bain » d’altérité)
nous deviendrons des « enfants sauvages ». Privés d’hominisation.
Nous sommes des êtres infiniment dépendants et c’est,
paradoxalement, cela qui fait notre force !
Je
trouve toujours passablement triste que tant de gens ne soient en mesure
d’apprécier leurs semblables, de s’attacher à eux durablement, que dans la
mesure où ceux-ci regorgent de manques, de faiblesse, de dépendance qui les
diminuent.
Nourrir
sa « force » de la faiblesse, de l’incomplétude, de la carence des
autres, est-ce authentiquement nourrir sa force ? N’est-ce pas, plutôt,
s’appuyer sur une « béquille » qui n’est, à tout prendre, qu’un faux
semblant ?
Oublier
ses propres manques – ce qui équivaut à se rassurer – en recherchant la
compagnie d’un « plus petit que soi », parfois en le prenant en
charge, n’est-ce pas là une tentation facile et vieille comme l’être humain
même ?
Le Français avait son « petit individualisme » bien à
lui…un individualisme bien plan-plan de petit propriétaire sans grande ambition
(« Français moyen »), chapeauté par les « notables »,
garanti par les solides rouages de l’Etat-providence.
Mais, dans le courant des trente dernières décennies,
l’ " influence américaine " et la « tyrannie du
marché » sont venues sérieusement ébranler l’équilibre que portait en lui
ce modèle. Tandis que l’Etat-providence entrait en recul, puis en crise,
tutelles et hiérarchisations se trouvaient également, de manière croissante, remises en
cause (le « privé » devenant « politique »), cependant que,
peu à peu, émergeait un individualisme nouveau, centré sur la subjectivité
narcissique, l’hédonisme et la compétition qui, d’un certain point de vue,
délitait le lien social et brouillait les points de repères.
Le « chacun pour soi », cela pouvait aller, et cela
allait très bien, tant que le protecteur étatique remplissait son office. Mais,
lorsque celui-ci tend à fondre comme les glaciers de l’Arctique, qu’en
résulte-t-il ? Il laisse les gens seuls avec leur habitude de ne pas
trop « se prendre en main », leur manque d’ « autonomie »
(au sens américain du terme) et leur défaut de solidarité ; autant dire qu'il laisse un
grand vide. Ne peut alors s’y installer qu’une sensation, plus ou moins
diffuse, d’abandon, de « précarité », voire de non-sens grandissant,
qui, à terme, à force de ronger insidieusement le corps social, peut
parfaitement faire le lit d’une résurgence subite et brutale du « besoin d’ordre », du
réflexe conservateur d’ordre régressif ainsi que de la xénophobie radicale. La
peur, et le rejet de tout ce qui est extérieur, perçu comme une menace…la
panique sourde, provoquée par un environnement en pleine mutation. N’est-ce pas
ce à quoi, en France, nous sommes en ce moment même en train d’assister ?
Les
hommes s’attendent toujours plus ou moins à ce que les femmes soient réservées,
timides, discrètes, plutôt falotes…et impressionnées par eux !
Le problème est que, dans la vie, nous avons la plupart du temps
un mal fou à démêler les bons aspects des choses et leurs côtés moins bons.
Nous aimerions à toute force, simplifier, généraliser,
clarifier, réduire toute cette embarrassante ambiguïté au silence, mais rien à
faire, elle résiste monstrueusement à notre binarisme, à notre manichéisme et à
notre difficulté à « penser le complexe ». La réalité, et jusqu’à
nous-mêmes, êtres humains, ne sommes pas plus « tout blancs » que
nous ne sommes « tout noirs ». Chaque réalité peut être simultanément
ou tour à tour bénéfique ou moins bénéfique, pullulante d’effets pervers. Chaque
phénomène est susceptible d’avoir tout aussi bien des effets néfastes, que l’on
souhaite, à raison, éviter soigneusement, que des effets hautement désirables
de notre point de vue. Le mauvais accompagne toujours, en quelque proportion,
le bon. L’ivraie voyage en permanence en la compagnie du bon grain, et les
séparer n’est, on le sait déjà, pas une mince affaire. Alors pourquoi s’étonne-t-on
toujours autant de la présence du mal, de son éternel retour ?
Le monde, tout bien pesé, n’est rien d’autre qu’une sorte d’étrange
bloc, de masse hétérogène (du moins à notre sens, selon notre perception)
où tout ce qui nous est plaisir et tout ce qui nous est déplaisir s’obstinent à
s’entrelacer et à s’entrecroiser de façon singulièrement étroite.
L’Homme,
compliqué, changeant, volontiers contradictoire…et inventeur de la logique !
P. Laranco.