La "mission"
du monde, c'est de s'auto-dévorer et de se recréer. De se maintenir, oui, mais
au prix d'une refonte qui n'a pas de cesse.
La lucidité naît presque à tout coup de la désillusion.
Regarder les choses en face…c’est
parfois aussi douloureux que de verser du jus de citron sur une plaie vive.
Cela fait parfois plus mal que l’application à même la chair d’un fer rouge.
Cela implique un deuil, une sorte
d’arrachement, une manière de perte. Voilà pourquoi les gens préfèrent se
« défiler » dans le déni. Voilà pour quelle raison la
mauvaise foi leur tient si souvent lieu de refuge, de trou pour tête d’autruche
dans lequel ils s’engouffrent comme un seul homme ou bien de nid d’aigle qu’ils
enrichissent à la longue de fortifications si
imposantes qu’elles finissent par devenir proprement inviolables et
inexpugnables.
Jamais, jusqu’alors, on n’a été moins
à l’écoute de l’autre, moins disposé à s’impliquer dans une réelle relation
d’intimité, d’échange avec lui.
Et jamais nous n’avons été,
parallèlement, plus « branchés
psy » -alors même que la relation psy est d’abord une relation
d’écoute…n’est-ce pas pour le moins paradoxal ?
L’Homme ? Ni ange, ni démon.
Bêtement, simplement égoïste.
Les Hommes seront volontiers
indifférents aux pires misères vécues par d’autres Hommes si, d’aventure, ces
dernières échouent à éveiller en eux
quelque « écho », quelque résonance de nature totalement personnelle.
Nous sommes tous en transit…en
transit dans l’instant.
L’instant n’est qu’un sursaut, un
appel d’air qui joue entre deux portes ouvertes. Il n’est pas. Il ne fait qu’agir.
Que s’engouffrer. Que se métamorphoser à mesure qu’il coulisse. Il ne fait que
promener son instabilité chronique, angoissante que l’on chevauche. Nomade par nature, il distord
notre pâte molle, comme il déforme, martèle tout le reste dans son éternelle
tension vers l’avenir, qui fait, défait, combine, recombine, fluidifie ;
grand maître du flou et de la mobilité, il ne peut qu’entretenir l’incertitude,
le doute.
Tous, nous sommes des marguerites qu’une force
mystérieuse effeuille. Nous naissons tous dotés d’une multitude, d’une foison
de rayonnants pétales. Mais peu à peu, sournoisement, le travail d’entropie se
met à l’œuvre : il élague, retranche, dégrade ; il amoindrit, comme
s’il voulait remettre les compteurs à zéro. Sempiternel et éternel retour à la
merde, à la boue, à l’informe. La plénitude n’est jamais que quelque chose de
fragile, de transitoire, d’obtenu, provisoirement, de haute lutte. Mais comme
nous aimons nous laisser « accrocher » par cette illusion !
Comme nous aimons subir son hypnose, dont le charme puissant, sur le coup, nous
endort et nous berce !
Regarder, ce n’est jamais, au final,
que faire acte d’approximation ; on ne s’y ouvre guère l’accès qu’à la possibilité d’une chose ;
qu’à la probabilité que cette chose – que l’on observe – existe bel et bien.
Il est infiniment plus dur et plus
malcommode d’être pauvre en société d’hyper-abondance qu’en société de pénurie.
Et si le temps n’était qu’un
éternuement de l’éternité ?
Le culte de l’individu, cela donne,
à terme, des sociétés creuses, sans but, molles, fortement
infantiles et de surcroît de plus en plus mesquines. Où l’on ne peut plus guère
construire ENSEMBLE de desseins qui tiennent la route et le cap. Où le rapport
à l’autre finit par se résumer à une attitude « paranoïde » de
suspicion et d’hostilité tout juste compensée, de temps en temps, par quelques
menues ondes de « séduction » toute superfielle.
Nous tâtonnons. Funambulons. La vie
est tellement légère !
Nos corps sont tellement
plumeux : toujours en suspens. Dans l'apesanteur du doute.
Les gens se parlent, mais ils
campent sur leurs positions et n’en continuent pas moins de suivre et de
défendre leur idée.
C’est ce qu’en d’autres termes, plus
succincts, l’on nomme un « dialogue de sourds », et c’est
fabuleusement riche en contresens, en malentendus de tous ordres, en querelles
potentielles. Cela est inutile, absurde, et de la dernière imbécillité. Mais
cela se produit souvent lorsque chacun croit détenir une « vérité »
ou cherche à dominer son interlocuteur. Ou encore lorsque, secrètement assez
peu sûrs d’eux, « tenus » par une sorte d’obsession de s’affirmer
coûte que coûte, les êtres se raidissent. Cela tient, sans nul doute, aux
méfaits de l’entêtement, de l’orgueil et des relations de domination. Sans
compter ceux liés à ce qu’on pourrait
appeler la « surdité à l’autre ».
Les deux caractéristiques majeures de
l’instant présent ?
Il est plein et il est fluide.
Les dominants se targuent volontiers
de ne pas être des « losers », des « faibles » et, à ce
titre, de mériter l’admiration. Mais leur ambition, leur volonté même de
dominer et de contrôler tout, si l’on va au fond des choses, ne signe-t-elle
pas en réalité un désir obsessionnel d’exorciser
ou de compenser leurs doutes sur eux-mêmes, leur peur, précisément, de « manquer »,
de n’être pas « complet » ni « plein », de se voir dominés
par les autres, de ne pas être « reconnus », de tomber malades, de « tomber
pauvres », de perdre leur (au demeurant superficielle et illusoire)
indépendance, de décliner puis de mourir après avoir été, en somme, inexistant ?
L’Homme – même Napoléon, même César,
même un « monsieur nerfs d’aciers » comme, par exemple, Neil
Armstrong – est, en son fond le plus secret, rempli à ras-bord de peur et de
faiblesse, de misérables scories infantiles, toutes choses dont il aspire ardemment
à se délivrer. Et souvent, plus il "angoisse", plus il a tendance à forcer la
dose dans le registre du besoin d’emprise et d’action sur ce qui l’entoure,
ainsi que dans celui du désir de monopoliser l’attention.
A suivre les raisonnements des maîtres
de la science physique, la réalité, dans ce qu’elle a de plus concret, de plus
mesurable, de plus tangible et de plus sensible, finit toujours par se
dissoudre, en dernier ressort, dans l’univers de la mathématique, qui est – du moins
à nos yeux – l’abstraction la plus complète, la plus totale, la plus absolue.
Qu’est-ce à dire ?
Les peurs des animaux se rapportent
à leur conservation, à leur survie en tant qu’individus et en tant qu’espèce. A
ces peurs, l’Homme seul ajoute une peur nouvelle, une peur à ce jour
totalement inédite : la peur liée aux sophistications, aux complications de sa
conscience, au fonctionnement de cette elle aussi totalement inédite "machine pensante" (machine
à traiter la surinformation) qu’est son cerveau, qui, sans cesse, peut
dégénérer en une menace de dérèglement, de folie.
Chez l’Homme seul, l’insécurité extérieure se double d’une insécurité
intérieure, souvent obsédante.
Les êtres humains dits « à haut
potentiel intellectuel » sont anxieux, hyperactifs et très fragiles.
Est-ce à dire que créativité et
intelligence ont partie liée avec l’angoisse ? Il semblerait, hélas, que
oui.
Comme le notait déjà le philosophe
Edgar MORIN dans l’un de ses ouvrages, L’homme
et la mort, l’Homme possède une double nature : sapiens/demens.
Peut-on dire, en ce cas, que dieu nous
ait fait un si beau cadeau ?
Et ne peut-on pas souligner tout aussi
vigoureusement, à ce compte, que, pour ce qu’il nous donne d’une main, il nous
retire autant de l’autre ?
Il n’est peut-être pas, pour nous,
de plus opaque énigme, de plus dense mystère que notre propre façon de fonctionner.
La mécanique de notre cerveau est
aussi précise, compliquée, sophistiquée qu’elle est fragile. Il n’y a donc pas
lieu de s’étonner qu’elle disjoncte pour un rien.
Connaître, c’est, d’abord, s’éloigner.
Pas d’étude sans mise à distance préétablie, préalable de ce qu’on veut connaitre.
C’est, toujours, de l’extérieur – à partir
d’une point distant - qu’on en vient à mieux connaître les choses. D’où un
constat, qui s’impose : on a un mal fou à faire de soi-même son propre objet
d’étude.
L’Homme n'est qu'un animal qui n’a fait
que se compliquer la vie. Sans doute a-t-il été victime de sa grande monomanie : la
question.
Le problème, avec la colère, est qu'une
fois qu’elle s’est incrustée dans l’être tel un animal féroce que l'on a "serré" dans une cage, elle aura toujours, tôt ou tard, l'inextinguible tentation de "reprendre du poil de la bête", de recommencer à s'exprimer; pour ce faire, elle s'efforcera aussi toujours de trouver le moyen de dénicher une échappatoire, de se diriger vers une cible, de se retourner contre quelqu’un, en bref de se libérer, sous peine de faire imploser l'être qu'elle étouffe.
Et que, souvent, cela tombe sur quelqu’un qui n’était en rien responsable de sa cause et qui, de surcroît, était mille fois trop faible pour s'en défendre.
L’Homme est, fondamentalement, une
créature de LIEN et un être qui a besoin de créer du SENS.
C’est ce qui explique, en lui, la
présence de la science, de l’art et du religieux (plus généralement, du sacré).
Enlevez-lui le LIEN et le SENS, et
le voilà qui, dangereusement, vacille, devient capable de tout.
On prétend souvent que tout a été, en
matière d’art, conté, exprimé, dit. Je prétends, au contraire, que l’on en aura
jamais fini d’observer, et de décrire. Car le monde change tout le temps, et ce jusqu’au
cœur de la moindre nanoseconde. Dans son moindre pan de détail, il est un somptueux
chaos kaléidoscopique de prismes, de facettes mobiles et versatiles au plus haut
point. Innombrables sont ses visages. Imprévisibles ses chatoiements. Sa
richesse est telle qu’on ne peut même pas se la représenter. Multiple et fuyant
à l’infini chaque tronçon, chaque parcelle du réel qui nous environne et qui,
sans cesse, nous crée, nous recrée sous de multiples formes, de multiples « variantes », toutes plus
inattendues les unes que les autres. Le Temps, l’Univers en expansion lui
donnent une nature dynamique. La notion d’ « avatar » créée par
les Hindous se trouve amplement vérifiée. La réalité est un dieu qui possède mille bras dansants. Et, à ce compte-là,
observateurs, conteurs ont encore, je crois, maints beaux jours devant eux.
Mais ceci est, peut-être, d’un autre
côté, dur à admettre. Car si le monde a un tel magnifique chatoiement, c’est
que rien ne dure. Et ces faits sont aussi un douloureux rappel de l’omniprésence
de la mort. Chaque phénomène, chaque être sont, dans leur essence, uniques,
irremplaçables, « émergents ». Chaque disparition est une irréparable perte, et
notre propre mort, quant à elle, signe brutalement, trop brutalement à notre gré la fin de notre démarche d’accompagnement
du réel dans sa somptueuse et indomptable marche. La fin d’un être – surtout quand
il observe, décrit, conte – est la fin d’une chambre d’écho sans nul équivalent.
Le monde est un étrange mixte de
rigidité et de souplesse ; une bizarre combinaison de chamboulement et d’ « éternel
retour », de règles strictes.
P.Laranco.
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