L'Alhambra, c'est tout un symbole. C'est sans doute un des symboles les plus parlants, les plus frappants de la (très longue) présence maghrébine/musulmane sur le territoire de la Péninsule ibérique. Une présence qui, au rebours de ce qu'ont voulu nous faire croire la propagande et le roman national hispano-catholiques postérieurs à la reddition du sultanat de Grenade, ultime bastion de pouvoir maure à résister encore à la Reconquista en marche, pas avant la toute fin du XIVe siècle, a été déterminante dans la constitution des identités espagnole et portugaise mêmes, presqu'au même titre que la latinité, l'européanité.
Dans cet ouvrages de 384 pages, rédigé en langue française, l'historien turc Edhem ELDEM s'intéresse à l'image que renvoie cette citadelle palatiale d'une beauté peu commune dans le courant du XIXe siècle tant auprès des visiteurs européens qui l'inclurent dans leur fantasme orientaliste qu'auprès des habitants de Grenade, de l'Andalousie et, plus largement, de ce pays encore isolé, hybride et largement à la traine aux plans économique et politique comme à celui du "progrès des mœurs" (victime, même, d'une légende noire) que continuait d'être l'Espagne, et, surtout, auprès de ses visiteurs en provenance du monde resté musulman. Y eut-il, parmi cet ensemble de voyageurs qui se déplacèrent aux fins de regarder - voire d'examiner sous toutes les coutures - ce monument devenu mythique (particulièrement en Europe) beaucoup d'Orientaux et de quels pays étaient-ils précisément originaires ? Quelles furent leurs réactions lorsqu'ils foulèrent le sol du Patio de los leones ou qu'ils s'arrêtèrent de longs moments pour déchiffrer les sourates coraniques ou poèmes épigraphiques incisés en langue arabe et en caractères koufiques qui, là-bas, de tous côtés, courent le long des murs ? Quel(s) fut/furent l'objet ou les objets de leurs méditations - quand ils en eurent ? S'attardèrent-ils en ces lieux somptueux ou leur visite fut-elle courte ?
Questions intéressantes, auxquelles l'historien turc entreprend de répondre.
Pour ce faire, il s'est basé sur l'étude précise et scrupuleuse d'un document essentiel : le Registre des visiteurs mis à la disposition des susnommés par les Espagnols depuis le début du XIXe siècle (période qui, on le sait, vit l'émergence de la mode des voyages dans les élites européennes puis, dans une moindre mesure, musulmanes).
Un tel registre, pour les chercheurs, constitue une ressource de choix, aussi précieuse qu'inespérée.
Contrairement à ce que l'on pourrait penser, la gloire passée l'Al Andalus n'a été en rien, pour les élites musulmanes, passée à la trappe de l'oubli. Le Registre montre que, dès qu'ils l'ont pu, Marocains mais aussi, plus étonnant, sujet ottomans habitant le lointain Orient arabe (Egyptiens, Libanais, Palestiniens, Syriens) ou même ressortissants appartenant à l'aire de culture turque se rendirent à l'Alcazar de Séville, à la Mosquée (convertie en cathédrale) de Cordoue et, bien entendu, à l'Alhambra, fameux pour sa réputation de joyau suprême, de témoignage absolu de tout un art de vivre remarquable par son raffinement.
Evidemment, la palette des sentiments et réaction que provoqua le face à face varia énormément selon nationalités et individus. Si le monde anatolien/turc se trouvait, à l'époque, en pleine phase de fragilisation et de remise en cause de lui-même (perte des Balkans, mouvement jeune-turc), si ce n'est même de forte tentation occidentalisante, le Machrek connut, à la charnière entre XIXe et XXe siècles, une poussée de revitalisation arabe nationaliste tant vis à vis du pouvoir turc qui le dominait encore que vis à vis des visées colonialistes de l'Europe du Nord-Ouest, en pleine ascension suite au dynamisme de la Révolution industrielle.
De son côté, le Maroc, pays le plus proche, géographiquement comme historiquement, de l'ancienne Espagne musulmane, le plus intimement lié à elle, fut, ce qui, là, n'étonnera guère, celui qui totalisa le plus grand nombre de visiteurs des cours, salles, alcôves, tours et galeries alhambresques. Bien plus que Tolède, la ville-musée, que Séville et son Alcazar et même que la Mosquée omeyyade de Cordoue (qui fut pourtant une des plus grande mosquée du monde musulman au Moyen-Âge, mais dont la transformation interne en cathédrale par CHARLES-QUINT au XVIe siècle avait de quoi infliger aux sensibilités islamiques un choc affectif assorti d'une colère liée à la sensation de blasphème, de profanation), l'alcazaba rouge d'aspect extérieur austère de Medinat al Hamra et surtout les salles et les enfilades de cours qu'elle dissimulait en son sein stimulèrent leur curiosité, leurs réflexion philosophique ainsi que leur admiration ambiguë (en tant que témoignages d'un sommet de raffinement mais également d'une défaite et d'une perte).
On est donc, on le constate de façon assez claire, loin du détachement. Encore plus loin de l'indifférence. L'Alhambra reste bien présent dans l'imaginaire musulman.
Les visites "arabes" de l'Alhambra signèrent-elles, pour les élites maghrébines (ou mêmes pour celles du Levant, moins directement concernées) une forme de réappropriation, de réactivation fantasmatique de leur passé médiéval, passé dont ils n'avaient aucunement lieu de rougir ? Remettaient-elles au goût du jour un lien avec un temps où la chrétienté, sur bien des plans (et pas qu'en Espagne), apparaissait fruste et insipide en comparaison avec l'islam et son brillant Âge d'Or, précisément à l'heure où le Nord-ouest de l'Europe (Angleterre, France, Allemagne) voyait, en ce qui le concernait, s'emballer des découvertes, technologiques, scientifiques et philosophico-politiques, qui étaient en passe de dépasser encore celles qu'il avait déjà effectuées aux XVIe et XVIIIe siècles et le stimulaient dans son entreprise de "progrès" et d'expansions territoriales ?
Telles sont, me semble-t-il, les questions que cet ouvrage très documenté cherche à poser, ne serait-ce qu' a minima, en filigrane. Il va bien entendu de soi que les réponses sont loin d'être simples. Cela dit, Europe et Proche-Orient/Maghreb sont deux civilisations assez proches (monothéisme, socle culturel proche-oriental et méditerranéen s'originant dans les mêmes grandes civilisations anciennes : Mésopotamie, Egypte pharaonique, Empire perse, antique Grèce, monde hébraïque et Empire romain) qui se sont intensément influencées. Tant au travers des rivalités, des très longs conflits militaires que des contacts, des échanges et des émulations réciproques.
A sa manière passablement originale, ce livre aborde le rapport entre deux grandes civilisations à égale vocation mondialisante, hégémonique engagées dans un duel depuis la période du haut Moyen-Âge et désormais enfermées dans une relation très asymétrique.
P. Laranco.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire