CHER MISSIÉ
[…]
Non, merci pour la bague
Et puis tout de même
Elle ne soignerait pas mon annulaire
Gauche crispé
Écrabouillé
Par le moulin à canne-à-sucre
De vos champs de misère
Ni mon épaule ensanglantée
De femme abusée
Dévorée par les dents voraces de vos Raso
Elle ne laverait pas ce corsage
Du crachat de vos mamzelles
Taché des vomissements
De vos petits blancs
Jetés sur la désolation
De mes mamelles
De bougresse ferrée.
Quelles mamelles !
Vous m'avez arrachée
À la peau de ma Terre
Comme une poignée
D'herbe trop léchée
Par un disque de soleil en vertige
Et vous m'avez emprisonnée
Dans la mâchoire
D'une île édentée
Qui traînait seins au vent
Sur les trottoirs poussiéreux de l'histoire
Loin de mes petits nègres
Qui n'avaient que mon lait pour vivre
Et vous vous en êtes bien servis
En me mettant à quatre pattes
Comme qui dirait
«Une vulgaire fille de joie»
Les blessures de mes pieds
Connaissent de nom
Les maillons poignants
De vos chaînes
Quand ils n’étaient pas
À mes frêles chevilles
Eh bien ! Ils étaient enroulés
Comme une couleuvre Madeleine
Autour de mon cou
De Pipirite sans défense
Mes seins aussi
Connaissent la punition
De vos doigts de Blanc qui les broyaient
Combien de fois mon âme
Apeurée par mon aliénation
A failli me quitter
Sans retour possible
De mes coudes j'ai essayé
Oui, j'ai essayé parfois
Mais les gifles étaient si fortes
Que mes joues n'ont
Su être protégées
Et ma bouche baignait
Dans cette mare rouge
Qui déferlait au pied de mes canines
J'étais cet appel poussé par un lambi
Tremblant de peur
Ce soupir de femme enceinte
Derrière les cages d'un bourreau
De silence...
Déracinée
Fouettée
Violée
Eh bien missié
Toutes ces violences
Ne rendent
Une femme ni belle ni jolie
Regardez missié
Regardez mes yeux
Ils sont aussi pâles
Qu'un souffle mourant
On dirait deux lunes désespérées
Meurtries
Dans les orbites d'un ciel blessé
C'est que missié
Ils n'étaient pas comme ça
Quand je dormais à l'ivresse
Dans mon ajoupa
Sous l'aisselle gauche
De maman Afrique
Et qu'aux sérénades des Madame-Sara
Je partais les essuyer
Dans le bonjour
Sombre de la rosée
Ah missié
C'est que j'étais vraiment
Une dam-trèf
Une source de soleil
Qui caressait le torse pierreux
Des mornes-mornes
Oui missié mon blanc
J'étais cela
Une négresse forte
Aux yeux d'avant-jour
Les étoiles dansaient
Toutes les danses champêtres
Sur la piste de mon visage
De belle négresse
Et mon sourire
Accouchait des conquêtes
Entre des lunes blanches
Ô missié
J'étais cette constellation
D'Orient sur la face spoliée
D'un minuit
Au dur sommeil
Mais c'était avant tout cela cher missié
C'était avant
Que vous ne m'ayez jeté sur le corps
Le manteau de l'esclavage
Ce manteau d'obscurités
Où une misère fantôme
Qui n'a
Ni lune ni étoile
S'est dessinée
Vous m'avez tout pris par là cher missié :
Mon sang
Ma force
Mon âme
Je n'ai plus qu'un lambeau
De chant de minuit
Qui glisse dans ma gorge déchirée
Regardez le nègre
De mes entrailles
Il mange des galets de pain saignants
Sous le flux
De vos sabots de néant
Dans les côtes cassées
De vos frontières
[…]
Peter CENAS.
In Danse d'une île blessée.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire