vendredi 9 avril 2021

Lecture (littérature mauricienne) : Jeanne GERVAL-AROUFF, "ELOGE DE L’EMERVEILLEMENT", autoédition, 2021.

 

 


 

 Jeanne GERVAL-AROUFF est une exploratrice de l’art ; écriture (poésie, prose, rubriques dans des journaux mauriciens,  peinture, collages, photographie, photomontage, fabrication d’assemblages et de mobiles en matériaux très divers et faisant appel à plusieurs arts et techniques, musique, danse, rien ne lui est étranger.

Comme écrit vers la fin de ce petit (mais au combien riche) livre de 58 pages (une autoédition que la poétesse et traductrice franco-roumaine Dana SHISHMANIAN a menée à bien de façon fort réussie), son objectif est de voyager, le plus qu’elle le peut, en direction de l’art total.

Née en 1936 sur l’île-point (l’Île Maurice), Jeanne est d’ailleurs, à l’instar de beaucoup de Mauriciens, une grande voyageuse, doublée d’un être éminemment réactif aux événements qui balaient ce monde et donc forcément portée à l’engagement dans nombre de causes (cause des femmes et des enfants, mauricianisme, créolité, environnement et mémoire de l’esclavage).

Ses très nombreuses expositions en tant que plasticienne sans barrières, pluridisciplinaire, ont pu – pour le plus grand honneur de notre « île arc-en-ciel » à laquelle elle se sent, de toute évidence, viscéralement reliée – faire connaitre le chatoiement de la créativité mauricienne, outre en maints endroits du territoire de l’île proprement dite, en France (jusqu’au Palais de Chaillot et au Grand Palais, à Paris), sur l’île-sœur de La Réunion, aux Seychelles, autres îles créoles de l’Océan Indien, en Afrique du Sud, en Chine et en Égypte.

Auteure de quinze livres et passionnée par l’œuvre de ce monument de notre littérature qu’est Malcolm de CHAZAL (qu’elle a beaucoup promue), elle est une figure de proue incontournable de l’univers artistique et culturel mauricien (où, malheureusement, comme dans bien d’autres contrées à la surface de cette Terre, les femmes sont par ailleurs assez peu nombreuses à se « frayer passage »).

C’est dire, donc, si elle mérite la riche « carrière » qui est la sienne, tout comme elle mérite cet ouvrage qui permet au  petit monde poétique français de la mieux découvrir.

Éloge de l’émerveillement  se révèle être un livre précieux, plein d’âme.

Jeanne Gerval-ARouff y scrute, y cherche, y plante l’âme des objets. Leur « écriture ». En « réanimant » (au sens littéral du terme) les objets, elle « réenchante » le monde, et elle nous ramène au HORS DU TEMPS, au temps d’avant toute parole, où se niche, pour elle, l’essence de l’ÊTRE.

En cette période actuelle de pandémie, si perturbante, cela fait un énorme bien. Aussi est-ce avec un intense plaisir que j’ai, pour ma part, découvert ce livre, inauguré par une préface de Dana Shishmanian  (Ainsi ce livre représente-t-il le parcours de toute une vie d’artiste, qui aurait, presque à son insu, semé sur sa route, les objets-traces trouvés en chemin, qu’elle ramasse maintenant […] en les commentant en poèmes.) ainsi que par une introduction de la main même de la plasticienne-écrivaine.

Marquée par une importante familiarité avec le bouddhisme extrême-oriental (pour lequel la notion d’interconnexion est une notion centrale) Jeanne Gerval-ARouff y explicite en termes on ne peut plus clairs sa démarche d’interrogation sans relâche de qui je suis, Métisse aux origines plurielles, vigoureusement irriguée par le parcours des diverses civilisations qui ont peuplé l’île où je suis née, de même que sa volonté de forer, par-delà tout ceci, au plus profond, au plus vaste, au plus vertigineusement secret d’elle-même, où toutes les séparations apparentes se défont, se fissurent au profit de la source, du germe primordial, de l’origine de toutes choses (Percer la vérité au-delà de l’apparence  […] Abolir les frontières ).

Le mot émerveillement contient le mot éveil. Éveil au sens que lui donnent la Bhagavad-Gîtâ ou le bouddhisme zen.

A son tour, Jeanne Gerval-ARouff devient une sorte de guide spirituel, à l’image de ses maîtres orientaux, qu’elle prend d’ailleurs le soin, à la page 14, de remercier (Swami VENKATESANANDA, Philippe-Filip FANCHETTE, Taïsen DESHIMARU, entre autres).

Pour Jeanne Gerval-ARouff, l’interdisciplinarité artistique est, sans doute, un des moyens que l’Homme possède d’exprimer l’interconnexion, la source secrète, suprêmement énigmatique de l’Un du monde. Pour atteindre cet hors-temps, cette étincelle d’éveil-réveil-révélation, la contemplation est de mise. Entrer en soi-même et en tout ce qui est réclame un changement radical de la perception : C’est confisquer le pouvoir trompeur du mental, mettre fin au bavardage intérieur incessant des émotions et réactions, pensées, idées, interprétations (sans compter les images mentales) qui forment la trame de toute notre vie psychique coutumière.

Se mettre à ressentir autre chose que les jours anesthésiés, insensibles, qui sont le lot de la plupart d’entre nous. Et, de la sorte, pouvoir rejoindre à nouveau l’enfant intérieur, l’œil (ou l’ombilic) originel. Pour connaitre […]  la dimension spirituelle de l’émerveillement.

Une telle faculté, aux yeux de Jeanne Gerval-ARouff, est sacrée, et profondément liée à ce qui, en nous, est créatif. D’où le rôle, entre autre, de la poésie.

Je mentirais en disant qu’une telle conception ne me touche pas ; je m’en sens extrêmement proche.

Le cœur du livre est une suite de 12 textes poétiques non rimés placés chacun vis-à-vis d’une œuvre d’art plastique photographiée, en correspondance avec elle. Le vivant (corail, coquille d’huître, bois Ancêtre des forêts  et Arbre-socle de l’Univers, Intarissable recommencement/TOUTES RACINES RÉUNIES, peau, notamment de la plante des pieds parchemin secret de ton chemin/jour et nuit élastique langage/recueille tes saisons […]  cachet défiant copie/écriture-trace unique/infalsifiable testatrice […]  A chaque pas l’émerveillement.), le minéral (sable sidéral  à la présence dense  qui ouvre le cœur  et rend l’esprit vaste ; Seul la nuit tombée/ toi habité de silence/Là basalte bleu., L’île-Morne, Morne-tremplin vers le large/de l’homme ligoté, brune pierre-terre d’un mystérieux potier/teinte rosée de céramique/balayée de lumière/douceur plus que dureté […] geste-Univers surgi de l’ombre, galet-œuf […]  galet-œuf engendra vie, verre de L’ÉTOILE DE LA SAGESSE), les eaux ( eaux profondes/aux lumières crépusculaires, Souillac vagues en voltige, Vagues-vie/mer en marche) et, pour finir, le cosmos saturé d’étoiles  (S’accouplent aux étoiles/grains de sable et coquillages […]  surgéants jouissants/du Losange lustré /fier symbole des terres du Sud., Son œil grand ouvert/l’étoile te sauta à l’œil/Émerveillement.) apparaissent, ici, comme les éléments primordiaux, ontologiques, essentiels et indissociables de l’île-point dont la rencontre non seulement magnifie ce tout de chair et d’âme qu’est celle-ci, mais encore (et bien plus), de par la fascination, le ressenti d’extrême proximité qu’ils suscitent, émerveille/éveillent la conscience, laquelle, dès lors, magnifie, exalte à son tour tout ce que les sens (désormais « interpénétrés ») peuvent rencontrer sur leur chemin devenu pèlerinage. L’attention extrême aux choses, à l’instant nous hisse vers leur au-delà.

Voilà, me semble-t-il, où réside le (puissant) message de Jeanne-la-mauricienne. A travers ses poèmes, elle le délivre dans un beau style sobre, minimaliste et proche du haïku (ce qui ne nous étonnera guère) où abondent, c’est très notable et ça en dit également beaucoup, les mots doubles dénués d’article et reliés par un trait d’union (tels Morne-tremplin, geste-Univers).

 

 

 

 

 

P. Laranco 

à Paris, le 09/04/2021.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire