jeudi 3 février 2022

Lecture (Sociologie) : Robin DIANGELO, "FRAGILITÉ BLANCHE – CE RACISME QUE LES BLANCS NE VOIENT PAS", 256 pages, Les Arènes, 2020.

 

 

 

 


 

 

Nous avons tous des préjugés profondément ancrés en nous, qui conditionnent des réactions plus ou moins fortes d’attirance, d’indifférence  ou de malaise/rejet envers tel ou  tel individu que nous sommes amenés à rencontrer. NUL n’en est exempt car c’est ainsi que le cerveau humain fonctionne, cela a été prouvé et bien mis en relief par les progrès les plus récents de la neuropsychologie. Ces idées préconçues, lesquelles  s’enracinent elles-mêmes dans les références socio-éducatives, les valeurs sociétales dans lesquelles nous baignons depuis notre venue au monde, beaucoup plus larges et plus fortes que les simples conscience et volonté individuelles (et que Pierre BOURDIEU, cité dans ce brillant livre, dénomme l’habitus ),  nous servent, en quelque sorte, de balises, et, en tant que telles, nous aident fortement à nous situer et à nous comporter dans l’environnement, le corps socioculturel où nous sommes inclus. Voilà la raison pour laquelle elles nous imprègnent. Nous « programment ». Et avec quelle singulière puissance !

Comme cet ouvrage nous le démontre avec un remarquable brio, il en découle que le RACISME, SYSTÉMIQUE, que les méfaits de le SUPRÉMATIE BLANCHE EUROCENTRÉE et du SUPRÉMACISME BLANC  sont fort loin de concerner uniquement les populations et personnes désignées comme « colorées » dans les pays marqués par un héritage colonial direct (tels les États-Unis, principal sujet de cet ouvrage et superpuissance entre les superpuissances, surtout en termes de softpower, la Grande-Bretagne, la France, la Belgique et les Pays-Bas, l’Afrique du Sud, toute l’Amérique hispanophone et lusophone, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Île Maurice, les anciennes Antilles britanniques, l’Espagne et le Portugal) comme d’ailleurs, plus largement encore, à l’échelle de la planète en son entier.

Ce livre s’adresse aux Blancs qui se veulent progressistes, animés de bonnes intentions, bourrés de bonne volonté. A ceux/celles que l’auteure, avec une rare franchise, identifie, avec raison, comme ses pareil(le)s. Il se veut un avertissement, une mise en garde ; une invitation insistante à effectuer un travail sur soi, une prise de conscience indispensable de ce que la grande majorité des personnes blanches ou incluses, grâce à leur apparence physique, dans la sphère STATUTAIRE de la BLANCHITÉ, perçoit peu ou pas du tout : le PRIVILÈGE BLANC.

Non, les uns et les autres ne peuvent appréhender le racisme institutionnel de la même façon. Et, contrairement à ce que les « bons » Blancs croient (ou désireraient croire), il n’existe pas davantage d’ère post-raciale consécutive aux acquis ayant résulté de la lutte américaine pour les Civil Rights menée dans les années 1960. Non, la question n’est pas réglée, il s’en faut même de beaucoup.

Car le racisme, lui aussi, sait évoluer, s’adapter, se masquer. De plus, il possède de multiples visages. Il fallait s’y attendre, puisqu’il est inscrit (gravé, même) dans l’habitus des personnes blanches (qui se veulent pourtant hyper-individus, êtres éminemment libres).

C’est enfin dit : en toute personne blanche, ou qui se vit comme telle, est plus ou moins présente l’idée – liée aux notions de « Civilisation » et de « progrès »- que l’Homme blanc est la mesure de toute chose, LA référence ultime, suprême, le porte-parole de droit de l’espèce humaine prise dans son ensemble, la forme et l’expression les plus achevées, donc les plus importantes qui soient de l’humaine condition. Universel par essence, il a droit de regard sur tout. Il est, au fond, partout chez lui. Et partout, il fixe les règles. Lui seul peut prétendre à être regardé comme un individu.

Il est l’inventeur des Lumières, des Droits de l’Homme, de la démocratie, de tout ce qui a mené au progrès scientifique, technique et à la prospérité (grâce au commerce, qui a débouché sur le système capitaliste). Il est même l’inventeur de l’individualisme, prétendument « libérateur ». Si sa puissance s’est mondialisée, il y a bien une raison, voyons ! Ne s’est-il pas rendu maître de l’argent, de l’invention, de la technologie ? Le premier Homme à poser le pied sur la Lune n’était-il pas, comme il se devait, de race européenne pur jus (un véritable WASP) ?

Voilà pourquoi, inconsciemment, la race continue d’importer. Et pas n’importe quelle race. Parce que le kyste du sentiment de supériorité et de la quête de domination occupe, au cœur même de l’identité blanche, une place centrale, chevillée.

N’oublions pas, avec cela, que les Blancs éclairés qu’évoque Robin DIANGELO sont, pour la plupart, des représentants des classes sociales moyennes et supérieures : cadres, étudiants, professeurs, avocats, médecins, universitaires, intellectuels, savants, artistes, qui ne sont jamais racistes mais qui, cependant, à l’instar (il faut y revenir, car le sujet est, ici, central) de la grande majorité de la population américaine d’origine européenne, n’ont pour ainsi dire jamais entretenu de relation proche, durable, non biaisée, profonde avec la moindre personne non-blanche. Ces gens, par ailleurs, entretiennent une grande autosatisfaction en lien avec leur réussite et/ou leur capital culturel ; se sentir « les plus éclairés » de la population, quoi qu’on en dise, ça flatte. Ils tiennent à leur image de « gentils Blancs », d’Hommes de bonne volonté, d’humanistes et la défendent, sans doute (entre autres) parce qu’elle ajoute encore à leur prestige. C’est une des raisons pour lesquelles ils adoptent, face à toute évocation de la présence du racisme, une attitude si palpable d’évitement (voire de fuite) ou de déni parfois profondément choqué, si ce n’est même colérique, que l’auteure signale, démasque, tout en la gratifiant du qualificatif de FRAGILITÉ BLANCHE.

L’idée que le racisme, sous une forme ou sous une autre, soit encore si présent à l’intérieur de leur société (dont ils sont fiers et qu’ils regardent comme « la meilleure possible ») et puisse, par-dessus le marché, se manifester dans leurs propres réactions et habitudes leur est tellement intolérable que la plus petite allusion renvoyant à elle les agresse.

Les Blancs, aussi bien aux U.S.A que dans certains pays d’Europe, en ont assez qu’on les accuse, qu’on les prenne pour des punching-balls en soulignant, sans plus se gêner, leur position sur-privilégiée, ultra-dominante dans le Système.

Quand on leur parle du génocide des Amérindiens (ou Aborigènes de Tasmanie et d’Australie), des horreurs sans nom de l’esclavage que subirent les habitants déportés du continent africain, de l’Apartheid ou de la surreprésentation carcérale des Afro-américains et autres Maghrébins des quartiers sensibles ou encore ghettos urbains, ils blêmissent ou virent carrément à l’écarlate. Leur auto-victimisation peut même, dans certain cas, aider à porter un Donald TRUMP ou un Boris JOHNSON au pouvoir, à moins qu’elle ne propulse une représentante de la droite la plus nostalgique du colonialisme et la plus xénophobe au deuxième tour d’une élection présidentielle française. Quant à l’Affirmative action (politique de quotas visant à vaincre les résistances du Système pour propulser vers des fonctions et postes plus élevés des membres - brillants, précisons-le bien - des minorités), il la caricaturent et la bombardent tellement de critiques qu’aux États-Unis, elle est aujourd’hui devenue une coquille vidée de sa substance et a, de toutes façons (comme je l’ai appris avec surprise au fil de cet ouvrage) bien davantage profité aux femmes blanches qu’aux Afro-américains, aux Hispaniques et aux Natives.

Ce livre fourmille d’exemples de l’écrasante (et persistante) suprématie des White males. Mais surtout, il dénonce un fait qui peut sembler, à première vue, paradoxal : la volonté de ne plus aborder (ou d’aborder le moins souvent possible) le thème du racisme que manifestent, de nos jours et de plus en plus, les Blancs progressistes SERT le racisme et sa perpétuation sournoise.

La division des villes (ici, américaines) en secteurs urbains bien tranchés, étroitement en relation avec la couleur de peau de ceux qui les habitent, n’a jamais été autant d’actualité, de même que sa cause (ce qui est logique), la White Flight. Les distances raciales (entretenues par l’habitus, le sentiment de menace et la gêne due à une culpabilité sourde) perdurent, mais en catimini, dans le silence le plus total.

Le privilège blanc n’est pas reconnu et, ainsi, ne peut être remis en question. Parce que les Blancs le vivent comme naturel. A leurs yeux, ce n’est pas un privilège de vainqueur brutal, mais de civilisateur  bienfaisant, de porteur de la flamme du « progrès » qui sort l’humanité de sa bourbe (voire, dans le cas des Noirs, les plus méprisés, les plus craints, les plus mis à distance, de sa jungle).

Comment peut-il y avoir « vivre ensemble », non-tension quand il n’y a pas de dialogue ?

Les conditions d’un dialogue vrai, sans tabous, cartes sur table peuvent-elles s’installer, alors même que la souffrance des personnes toujours racisées est niée, volontairement ou inconsciemment impensée, et invalidée, leur parole ?

Un mur de méfiance, de part et d’autre, subsiste. Et, de la sorte, forcément, l’abcès perdure. Le statu quo racial conforte le confort des Blancs.

L’insistance constante du Blanc sur la notion d’individu (si chère au capitalisme) lui permet d’esquiver habilement la gigantesque (et gênante) responsabilité collective que porte sa culture toute entière dans les crimes contre l’humanité les plus monstrueux (de par leur ampleur) qui entachent l’Histoire : génocides, déportations, travail forcé assorti de conditions de survie féroces, métissages par viols, réifications de la personne humaine, ethnocides, dépossessions territoriales, appropriation et accaparement des richesses…

Ces crimes devraient être jugés par une Cour pénale internationale dépendant de l’ONU, de même que devraient être reconnus aux descendants de leurs victimes (en tant que communautés) le droit de toucher des indemnisations financières conséquentes.

Mais les Blancs grincent des dents dès lors que qui que ce soit les rattache à une race. Seuls les non-Blancs en possèdent une. Eux ne sont jamais emmurés dans la leur, c'est-à-dire racisés. La race blanche n’existe pas puisqu’elle est, à elle seule (ou presque), la quintessence de la race humaine.

Et pourtant, chaque Blanc est Blanc, puisqu’il bénéficie du privilège blanc  (traduit tant au plan matériel qu’au plan culturel et moral).

Parler du racisme tel que le vivent et le ressentent les personnes non-blanches, cela renvoie à l’effort le plus souvent considérable qu’exige la démarche de se mettre à la place, dans la tête de l’autre – surtout quand le problème (ici, le racisme) est censée ne plus exister (du moins chez les personnes dites « civilisées »). Aucune négation consciente n’élimine les images stéréotypées subconscientes héritées d’un système qui malheureusement, lui, est toujours plein de vigueur (un seul exemple suffira, ce me semble, à l’illustrer : Sur les dix personnes les plus riches du monde, neuf sont des hommes blancs.).

Entre Blancs et non-Blancs, étant donnée l’Histoire, le passif est très lourd. Et le racisme n’est pas une idée consciente, loin de là. Sans quoi l’évitement, les vies séparées seraient vraiment en train de disparaitre.

Pour cette raison, le Système est, de façon globale, beaucoup plus ouvert potentiellement aux Blancs (même pauvres, même marginaux) qu’à ceux qui ne le sont pas ou ne peuvent pas faire croire qu’ils le sont.

Pour s’en sortir mieux, tout prouve qu’il est plus que préférable d’habiter dans l’hémisphère nord (les flux d’immigration massifs, qui génèrent tant de fantasmes malsains et pitoyablement mesquins à l’heure actuelle, en rendent bien compte ; reste qu’une fois l’« El Dorado » nordique pour de bon gagné, l’on se trouve directement, de plein-fouet confronté à la suprématie blanche  dans toute son inertie hostile, avec, là encore globalement, extrêmement peu de chances de pouvoir ne serait-ce qu’espérer sortir du statut où vous place la hiérarchie sociale et raciale).

Les gentils Blancs (et, répétons-le, pas exclusivement ceux qui vivent aux U.S.A) devraient remercier cette formatrice en antiracisme courageuse, humble (elle insiste énormément sur le rôle de l’humilité dans la démarche qu’elle propose), tenace et riche d’expérience qu’est R. DIANGELO  de venir tenter de les « mettre sur les rails », de les « éclairer » pour de bon en leur offrant ce livre honnête, pragmatique et sans doute, pour beaucoup d’entre eux, peut-être un peu trop proche de l’électrochoc.

Oui, la bonne question à se poser lorsqu’on est Blanc et progressiste est bel et bien, avant toute autre, La blanchité ? Qu’est-ce que ça implique ?

 

 

 

 

 

 

P. Laranco.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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