RELIRE LA PESTE DURANT
LA PANDÉMIE.
S'interroger sur le sens des mots et de la littérature alors que
le monde est au seuil du gouffre peut paraître futile. Sans doute. L'écrivain
agit selon la toute-puissance de sa vanité et les mots ne peuvent souvent rien
mais l'écrivain est aussi celui qui est le plus apte à interpréter et à donner
un sens au chaos et les mots sont parfois capables de tout. Tel est mon
sentiment alors que je relis, aujourd'hui, le chef d'œuvre de Camus, La Peste.
Ce roman lu, il y a plus de trente ans de cela, alors que j'étais
étudiant, est demeuré en moi. Sa résonance n’a jamais cessé. Et maintenant,
alors que cette pandémie se répand et qu'on a du mal à mesurer l'ampleur du
désastre qui nous guette, La Peste est plus que jamais d'actualité.
La force de ce roman tient bien sûr à son écriture, ceux qui ont pratiqué Camus
savent que c'est un immense prosateur qui a su allier les fulgurances de son
intelligence à la poésie des mots. Mais La
Peste est aussi et surtout un roman
quasi prophétique, il décrypte ainsi les mécaniques du drame qui nous est tombé
dessus.
Oran, lieu de l'épidémie de La
peste, ressemble à s'y tromper au monde contemporain. On y vit de façon
frénétique, insouciants, épuisés et vides. Quand survient la peste, les Oranais
ont peine à y croire. On sait le malheur possible mais on estime qu'il est
l'affaire des autres, qu'il n'est pas susceptible de briser les existences,
faites de certitudes. Et pourtant la peste est là et bien là et elle fait des
ravages. Nul n'est épargné et chacun doit soudain faire face à l'extrême
précarité de son destin et de celui des êtres qu'il aime. Soudain cette fine
membrane qui nous sépare du néant est anéantie et on découvre l'omniscience de
l'absurde. L'homme fait face à lui-même dans le miroir de sa mort.
La peste ainsi réduit l'être à l'essentiel. Avant il est
question de projets, de rêves, d'ambitions toutes humaines, le cycle incessant
du superficiel. Après il n'est plus question que d'une chose, la survie. Face à
la mort, surtout quand elle est le fait de la violence, il n'est plus possible
de jouer, de prétendre. Et on se retrouve confronté à la question que nous pose
Camus : quel sens désormais donner à sa vie ?
Il nous propose plusieurs réponses.
Celle, entre autres, de Paneloux, le religieux qui pense que la
peste sert à ramener les hommes à Dieu. Celle de Tarrou, qui incarne la
résistance à la maladie et qui veut être un saint sans Dieu ou encore de
Cottard, qui voit en l'épidémie une bénédiction. Et surtout celle de Rieux, le
médecin, le personnage principal du roman, qui aide sans cesse l'autre, qui
s'exerce à un humanisme achevé.
S'il est une morale à ce livre, elle est celle de l'humain.
Ainsi tendre vers l'autre, faire son devoir tant bien que mal dans un univers
qui ignore le sens et sans Dieu. Je suis, quant à moi, un croyant mais cette
philosophie de l'humain est aussi celle de la foi. D'ailleurs, je suis
convaincu qu'il y a une telle mystique incandescente dans l'écriture de Camus
qu'il était, à sa façon, un croyant. Et l'humanisme, me semble-t-il, qu'il soit
athée ou qu'il émane de la foi est la seule proposition viable dans les
circonstances. Peu importe la forme qu'il prend, pour certains ce sera un
engagement de tous les instants au péril de leur vie, pour d'autres ce sera un
geste tendre à l'égard de l'autre, pour d'autres encore ce sera s'enfermer dans
l'isoloir de leur corps, puisqu'il sert à atténuer la souffrance.
Nous sommes ainsi tous, à l'aube des obscurités, des Rieux.
La littérature ne sert peut-être à rien mais elle est capable de
tout.
Elle est capable d'ouvrir tout grand les portiques des mots,
pour qu'ils puissent se muer en ces vents du désert qui anéantissent tous les
bacilles, colporteurs de la haine et de la mort. La Peste de Camus en est le parfait exemple. Et lire ce roman, dans
la conjoncture actuelle, est s'en souvenir.
Umar TIMOL.
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