La ville de mes années d’enfance. J’y erre, entre les vieux
monuments saupoudrés de blondeur défraîchie, ou alors de blancheur farineuse
qui se met à pulser trop vite : des quais, des clochers aux quatre coins,
dressés tels des châteaux de sable au-dessus de la masse des toits de tuiles,
un arc de triomphe antique et des arènes, elles aussi romaines ; des
ponts, des boulevards poussiéreux, jaunes sous une lueur un peu bilieuse ;
de vastes nuages traînards qui, des heures durant, stationnent ; le flux
d’une vie tranquille et vaguement méfiante de province française. Je reconnais
des lieux, et je m’imagine qu’ils vont me guider. Mais, très vite après que je
les ai reconnus (de façon formelle), je ne les reconnais plus. Non pas qu’ils
changent d’aspect, mais c’est ma perception d’eux qui se modifie. Comme quand,
subitement, vous ne parvenez plus à lire les caractères écrits (et pourtant
familiers) d’une langue. Je ne comprends pas quelle est l’origine ni le sens de
ce mystérieux glissement ; il m’affole. A mesure que je marche, il sème,
en permanence, dans mon esprit, le trouble, le doute.
L’Hôtel des Postes trône toujours, en face des Nouvelles
Galeries. Sa patine pâle est toujours caressée par les profondes frondaisons
des arbres.
Plus que jamais, le courant d’air véhément s’engouffre, en
provenance du fleuve tout proche.
Ça souffle. J’inspecte la
longue, haute et quelque peu solennelle façade, toujours, comme il se doit,
flanquée de ses deux terrasses de bars abritées d’auvents de lourde toile
colorée.
Je cligne des yeux. Il ne se passe rien. Le soleil flou frappe
le trottoir clair.
La lumière joue sur la façade : un balayage qui brouille,
qui heurte. Obscurité ; miroitement blanc (qui vous écorche les rétines).
On dirait une lampe-torche ; qu’on allumerait ; qu’on
éteindrait ; à tour de rôle ; à grande vitesse.
Je me retrouve à l’intérieur ; dans le hall, toujours aussi
vieux. En face de moi, les guichets ; dans mon dos, la porte à tambour,
que je viens à peine de franchir ; sur ma gauche, le rang de cabines téléphoniques
qui aligne ses portes de bois laqué troué de verre sombre me parait lointain,
pour ainsi dire inaccessible ; mes pieds, malgré les bottes que je porte,
captent le froid, de même que la dureté du dallage bleu-vert, sale, terne, et
ceux-ci me pénètrent en remontant mes jambes.
Face à moi, derrière les guichets dépourvus de protections
vitrées ainsi que c’était encore le cas dans les années soixante, les immenses
fenêtres haut-perchées, elles aussi en rang d’oignons, renvoient toujours la
même lumière jaunâtre, anémiée, crasseuse, glauque ; les murs, d’un vert
d’eau délavé, entretiennent la sensation de froid, de vide, tout comme
autrefois. C’est également la même pénombre sans joie qui stagne, ricoche sur
eux.
Aux guichets, je remarque la présence de plusieurs clients. Tous
adultes. Des deux sexes. Je suis saisie d’un léger vertige.
L’instant d’après, me voilà en train de tirer le pli
(impeccable) du pantalon d’un monsieur occupé à parlementer avec l’une des
guichetières. Il sursaute, puis je le vois pivoter de trois quarts ; son
visage rose me surplombe de très haut ; il fronce les sourcils.
J’entends ma voix, une voix sourde de petite fille morte de
trac, s’extraire de mon corps :
- S’il vous plait, m’sieur, est-ce que je pourrais parler un
p’tit instant à madame la guichetière ?
La guichetière, à son tour, se penche par-dessus le comptoir,
souriante, presque frétillante :
Ouiii ? Tu cherches
quelque chose ?
Je me sens déglutir, ce qui me fait l’effet d’avaler un
cactus ; néanmoins j’articule :
- Je suis la fille du receveur. Je rentre de l’école. Je suis
sortie plus tôt…Mais je n’ai pas les clés.
Mes derniers mots se sont perdus dans l’air trop frais, à
l’odeur rance. Je me mords les lèvres : la guichetière a-t-elle pu
seulement les entendre ?
Je continue de la fixer. Avec une attention redoublée. Je
constate que sa physionomie change de registre d’expression. Ses traits
s’affaissent légèrement, dans une mimique qui se veut quelque peu
apitoyée :
- Tu veux parler de monsieur L ?
Je hoche la tête. Avec vigueur. De la même façon qu’une
fillette.
- Ma pauvre chérie ! Monsieur L, tu ne le trouveras plus
ici. L’appartement de fonction est occupé, maintenant, par une autre famille.
L’ancien receveur, monsieur L, n’est plus de ce monde depuis bien longtemps !
Ça me stupéfie. Ça me bouscule. Et cependant, ça ne m’étonne
pas.
En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je me sens
redevenir grande. Mon corps s’allonge, et mon visage dépasse à nouveau le
comptoir. Morose, il est à nouveau dressé un peu plus haut que celui de la
guichetière assise.
J’ai un réflexe de recul. Après quoi, sans autre forme de
procès, je tourne les talons. Dans un souffle brusque, je me rue vers l’austère
tambour de la porte, qui tourne.
Me revoici sur le large perron. En plein dans le soleil qui
cligne. Il referme sur moi sa flaque. Je me sens soudain très oppressée.
Après ? Après ? J’ai commencé à marcher en me
dirigeant vers la droite, mais sans savoir vers quoi je me dirigeais, tel un
automate. Sans plus aucun point de repère. En me contentant de suivre les
trottoirs qui s’enchaînaient, les lourds pâtés d’immeubles, les pans
indifférents de vitrine qui s’évanouissaient dans le flou.
Tout était confus dans ma tête. Tout se dispersait et, en même
temps, j’avais l’impression d’être captive d’une bulle aux parois étanches. Au
bout d’un moment, cependant, je revins en quelque sorte à moi. Marchant
toujours, mais émergeant de mon opaque brouillard de malaise et d’hébétude, je
m’aperçus que je cheminais désormais dans une ville VIDE. Même si auparavant,
les rues et boulevards de la bourgade ne grouillaient pas à proprement parler
(loin s’en fallait, même) de monde, le contraste était saisissant.
Où que portât mon regard (dépêché dans toutes les directions),
il ne détectait plus de présences. Les trottoirs étaient dépeuplés, plus
silencieux que des tombeaux. Les rubans d’asphalte des chaussées qui les
escortaient, quant à eux, ne voyaient plus passer l’ombre d’un véhicule. Tout,
alentour, je le répète, était désespérément désert.
Jusqu’à l’intérieur des boutiques et autres magasins qui,
derrière leurs vitrages, ne trahissaient, eux non plus, plus la moindre trace
d’animation. On ne voyait plus de promeneurs, plus de livreurs, plus de gens
qui vaquaient. Plus d’automobilistes en train de s’extraire de l’habitacle de
leur voiture tout juste garée en bordure du trottoir. Plus de gamins rentrant
de l’école ou du collège, que ce soit seuls ou en petits groupes pleins
d’exubérance, le nez au vent. Plus de ménagères profitant des heures un peu
creuses de l’après-midi pour trottiner, leur cabas suspendu à la saignée de
leur coude, vers la longue et étroite rue commerçante qui sinuait au cœur de la
vieille ville jusqu’à la place où était plantée l’église la plus centrale et la
plus imposante.
Je m’arrêtai, tétanisée. Continuai de promener mon regard. Le
silence qui régnait sur la ville, maintenant, était ahurissant. Il planait et
pesait tout en même temps, et me contractait la gorge au moins autant qu’il me
glaçait les membres.
Là-dessus, je me rendis compte que la lumière était en train de
faiblir. S’installait une sorte de semi pénombre quasi crépusculaire,
réfrigérante, assez sinistre. Lorsque je détachai mes yeux du ciel vers lequel
je les avais levés afin de chercher quelque raison à ce bizarre phénomène, ce
fut pour constater – nouveau choc – que, face à moi et dans la direction que
j’avais empruntée, la ville avait fait place à un paysage tout noir, désolé, proprement
surréaliste dont je n’apercevais plus que de simples contours en ombres
chinoises. N’en croyant pas mes yeux, bouche-bée, je me remis en marche, encore
de façon presque machinale. A la place des blocs d’immeubles ne se dressaient
plus, à droite comme à gauche, que des
espèces de courts stupas ou de bas clochetons encore moins hauts d’une teinte
charbonneuse, lugubre, quand ce n’était pas d’autres types de découpes, cette
fois nettement plus imprécises et autrement plus déchiquetées, qui me faisaient
penser à certains tableaux de Max Ernst. Le tout donnait une impression de
champ de décombres, de désordre carbonisé créé par les ravages du feu. Sous mes
pas, voilà que le sol devenait, à son tour, méconnaissable : recouvert
d’une couche de poussière d’un gris anthracite toute fragile, qui se soulevait,
voletait autour de moi en papillons de cendre.
Assommée, abrutie de stupeur, puis, assez vite, pour ainsi dire sans
transition prise de panique, je me mis à accélérer l’allure : le malaise
qui enflait à l’intérieur de ma cage thoracique prenait de telles proportions
que j’aurais fait n’importe quoi pour quitter ces lieux, pour ne plus subir ce
spectacle. La vue de ces ruines m’emplissait d’une angoisse plus forte que
tout, dont le caractère quasi asphyxiant grandissait de minute en minute.
Irritées par les particules cendreuses et fuligineuses en suspension, mes yeux
se couvraient d’un voile aqueux qui commençait à me piquer, voire à me brûler.
Je dus faire halte à plusieurs reprises, en proie à des quintes de toux
violentes qui me déchiraient le thorax, quand elles ne me pliaient pas en deux.
Parallèlement, je ne cessai plus de ciller, de refermer plus ou moins
longuement mes paupières meurtries, puis de les rouvrir, cependant que ma face
s’inondait d’épaisses larmes. A croire que des gaz lacrymogènes s’étaient
répandus dans l’air.
Je n’en continuais pas moins d’avancer, au jugé et aux trois
quarts à l’aveuglette, en accélérant encore le rythme. Sans même la crainte de
trébucher et de m’étaler par terre. Ce qui, je ne sais trop comment, peut-être
par miracle, ne se produisit point.
Passé un certain moment, ma gêne respiratoire mâtinée
d’affolement animal se mit à refluer ; mon irritation oculaire larmoyante,
aveuglante ne tarda pas à en faire de même. Lorsque je fus enfin en mesure de rouvrir
franchement les paupières et de les maintenir de nouveau grandes ouvertes sans
gêne aucune, ce fut pour découvrir que je me trouvais au beau milieu d’un pont.
Autour de moi, l’air était d’un bleu vaporeux jouxtant l’incolore, et traversé
de grandes nébulosités pâles, aux lents tourbillonnements qui semblaient se
chercher une forme; le pont lui-même, d’une teinte bleuâtre, paraissait manquer
de consistance. Je ne vous surprendrai pas en vous apprenant qu’il était, par
ailleurs, on ne peut plus désert. Je franchis son dos très arqué sans plus me
poser de question…au point où j’en étais ! Au fur et à mesure que je
m’éloignais de cette « bosse » centrale en descendant l’inclinaison de la deuxième
pente, je vis que, tout autour, la bouillie vaporeuse se faisait un petit peu
moins dense ; il n’y avait pas, à proprement parler, de déchirure, mais
les brumes et autre fumerolles s’écartaient et se délitaient, d’une manière
paresseuse. Elles se promenaient, s’étiraient, comme si elles eussent été de
longs, vastes pétales aux bords vagues, désireux d’entretenir une atmosphère
langoureuse. Bientôt, il me fut possible de les transpercer à nouveau de mon
regard. L’espoir recommença à palpiter dans ma poitrine lorsque je vis, en définitive,
s’inscrire entre les lents ballets de leurs pans filandreux, spectraux,
instables qui ne cessaient pourtant de se mouvoir des formes, et même des blocs
de formes sombres, bien dessinés. Je les identifiai très vite comme des toits,
des pâtés de maisons. Mais encore extrêmement lointains, au point d’en paraître minuscules, comme tassés dans
la distance. Sans doute la ville reprenait-elle ses droits, ce qui me soulagea
quelque peu. Cahin-caha, j’étais arrivée au bas de la côte, c'est-à-dire à la
seconde extrémité du pont. Plus cela allait, plus les brouillards flottants
tendaient à se dissoudre ; j’avais maintenant une vue du proche paysage
qui m’entourait presque dégagée, surtout à ma droite où mon regard plongea
direct sur la fin du parapet et sur l’eau brune du fleuve qui croupissaient
sous une lueur chiche rappelant, là encore, celle de la tombée de la nuit. On voyait
également (pour autant que le permettaient les reliquats brumeux en flottaison), le long de la rivière, dans une sorte de
trouée, se dessiner le commencement d’une artère d’aspect assez large qui suivait le cours de
la rivière : chaussée, trottoir puis mur épais qui surplombait la flotte.
Sans réfléchir, comme aspirée, je bifurquai de ce côté-là.
Dans ma tête, il n’y avait, à ce stade, plus de place que pour
la déception, la lassitude. La fatigue physique me vrillait, de sorte que je
titubais quasiment, et que, de ce fait, je me précipitai vers le mur qui
longeait le fleuve pour m’y appuyer, pour me ventouser contre lui, de tout mon
poids. La pierre ocre était froide, humide, mais, à mes yeux, c’était un détail.
Je demeurai là, tête penchée en avant au-dessus de la masse liquide plate qui
exhalait une odeur vaseuse, à la limite nauséabonde, étreignant farouchement de
mes avant-bras étalés et de mes paumes tout ce qu’il y avait d’ouvertes l’assez
large sommet du mur, comme si je cherchais à ne plus faire qu’un avec cette
pierre dure. Où allais-je aller, maintenant ? Où POUVAIS-je aller,
maintenant ?
C’est à ce moment qu’en contrebas, je réussis à distinguer,
malgré la pénombre qui, de plus en plus, prenait une teinte de boue, ce qui
ressemblait à un quai : une bande d’herbe, beaucoup de pavés gauchis par
le temps, quelques arbres, et puis…tout contre la bordure bien nette de la
pierre, posée sur l’eau, une embarcation. Elle était de petite taille, toute
noire et d’apparences fortes dépouillée, mais dotée d’une cabine cubique aux
dimensions, certes, très modestes.
Brusquement, je me dis : « Voilà ! Si
seulement je pouvais l’atteindre ! ».
Pourquoi ? D’où cette bizarre idée m’était-elle
venue ? Je l’ignorais. Toujours est-il qu’absurde ou non, elle s’imposa
fermement à moi.
Sans attendre, je me détachai de mon mur et me mis en devoir de
le longer en m’éloignant du pont. Un peu plus loin, je finis par rencontrer, en
lui, une brèche à peine repérable : m’en approchant, je découvris qu’elle
ouvrait sur un escalier, de pierre lui aussi, peu spacieux et plutôt raide.
Ledit escalier – qui, heureusement, n’était pas trop long - me permit de descendre et de me retrouver au bord de
l’eau.
Les abords étaient tout aussi déserts que l’avaient été le pont,
et même le reste de la ville.
Il ne me fallut pas longtemps pour trouver le petit bateau
sombre, et y monter. Là, vraiment, je n’en pouvais plus. Je disparus dans la
cabine, qui se révéla très rudimentaire, puisqu’elle ne comptait que trois
parois et un toit, tous en bois, en sorte que l’on n’y était guère vraiment
protégé du vent. Je constatai aussi que les deux vitres étaient couvertes de
crasse et de toiles d’araignée duveteuses. De l’éclairage ? Y en
avait-il ? C’était le cadet de mes soucis. La puanteur du vieux bois
vermoulu et de la vieille poussière l’était tout autant. Même si elle me
sautait aux narines.
Je savais d’ores et déjà que je bougerais plus d’ici. Advienne
que pourra. A la grâce de Dieu. Je n’avais pas le choix. Plus la force.
Calée dans l’un des angles du petit habitacle, assise sur son
sol tout empoussiéré, j’éternuai très fort et, de suite après, me
« lâchant », me mis à sangloter telle une môme. Chaque sanglot
ébranlait tout mon corps, pareil à un séisme.
Je n’avais pas trouvé ce que j’étais venu chercher ; fort naïvement.
Une bouffée de vent passant sur le fleuve s’engouffra dans mon abri.
Elle charriait un remugle de vase, de pourriture presque
insupportable.
P. Laranco.
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