vendredi 27 mars 2020

Une nouvelle de Patricia LARANCO, SANS ISSUE.




La ville de mes années d’enfance. J’y erre, entre les vieux monuments saupoudrés de blondeur défraîchie, ou alors de blancheur farineuse qui se met à pulser trop vite : des quais, des clochers aux quatre coins, dressés tels des châteaux de sable au-dessus de la masse des toits de tuiles, un arc de triomphe antique et des arènes, elles aussi romaines ; des ponts, des boulevards poussiéreux, jaunes sous une lueur un peu bilieuse ; de vastes nuages traînards qui, des heures durant, stationnent ; le flux d’une vie tranquille et vaguement méfiante de province française. Je reconnais des lieux, et je m’imagine qu’ils vont me guider. Mais, très vite après que je les ai reconnus (de façon formelle), je ne les reconnais plus. Non pas qu’ils changent d’aspect, mais c’est ma perception d’eux qui se modifie. Comme quand, subitement, vous ne parvenez plus à lire les caractères écrits (et pourtant familiers) d’une langue. Je ne comprends pas quelle est l’origine ni le sens de ce mystérieux glissement ; il m’affole. A mesure que je marche, il sème, en permanence, dans mon esprit, le trouble, le doute.
L’Hôtel des Postes trône toujours, en face des Nouvelles Galeries. Sa patine pâle est toujours caressée par les profondes frondaisons des arbres.
Plus que jamais, le courant d’air véhément s’engouffre, en provenance du fleuve tout proche.
Ça souffle.  J’inspecte la longue, haute et quelque peu solennelle façade, toujours, comme il se doit, flanquée de ses deux terrasses de bars abritées d’auvents de lourde toile colorée.
Je cligne des yeux. Il ne se passe rien. Le soleil flou frappe le trottoir clair.
La lumière joue sur la façade : un balayage qui brouille, qui heurte. Obscurité ; miroitement blanc (qui vous écorche les rétines). On dirait une lampe-torche ; qu’on allumerait ; qu’on éteindrait ; à tour de rôle ; à grande vitesse.
Je me retrouve à l’intérieur ; dans le hall, toujours aussi vieux. En face de moi, les guichets ; dans mon dos, la porte à tambour, que je viens à peine de franchir ; sur ma gauche, le rang de cabines téléphoniques qui aligne ses portes de bois laqué troué de verre sombre me parait lointain, pour ainsi dire inaccessible ; mes pieds, malgré les bottes que je porte, captent le froid, de même que la dureté du dallage bleu-vert, sale, terne, et ceux-ci me pénètrent en remontant mes jambes.
Face à moi, derrière les guichets dépourvus de protections vitrées ainsi que c’était encore le cas dans les années soixante, les immenses fenêtres haut-perchées, elles aussi en rang d’oignons, renvoient toujours la même lumière jaunâtre, anémiée, crasseuse, glauque ; les murs, d’un vert d’eau délavé, entretiennent la sensation de froid, de vide, tout comme autrefois. C’est également la même pénombre sans joie qui stagne, ricoche sur eux.
Aux guichets, je remarque la présence de plusieurs clients. Tous adultes. Des deux sexes. Je suis saisie d’un léger vertige.
L’instant d’après, me voilà en train de tirer le pli (impeccable) du pantalon d’un monsieur occupé à parlementer avec l’une des guichetières. Il sursaute, puis je le vois pivoter de trois quarts ; son visage rose me surplombe de très haut ; il fronce les sourcils.
J’entends ma voix, une voix sourde de petite fille morte de trac, s’extraire de mon corps :
- S’il vous plait, m’sieur, est-ce que je pourrais parler un p’tit instant à madame la guichetière ?
La guichetière, à son tour, se penche par-dessus le comptoir, souriante, presque frétillante :
 Ouiii ? Tu cherches quelque chose ?
Je me sens déglutir, ce qui me fait l’effet d’avaler un cactus ; néanmoins j’articule :
- Je suis la fille du receveur. Je rentre de l’école. Je suis sortie plus tôt…Mais je n’ai pas les clés.
Mes derniers mots se sont perdus dans l’air trop frais, à l’odeur rance. Je me mords les lèvres : la guichetière  a-t-elle pu seulement les entendre ?
Je continue de la fixer. Avec une attention redoublée. Je constate que sa physionomie change de registre d’expression. Ses traits s’affaissent légèrement, dans une mimique qui se veut quelque peu apitoyée :
- Tu veux parler de monsieur L ?
Je hoche la tête. Avec vigueur. De la même façon qu’une fillette.
- Ma pauvre chérie ! Monsieur L, tu ne le trouveras plus ici. L’appartement de fonction est occupé, maintenant, par une autre famille. L’ancien receveur, monsieur L, n’est plus de ce monde depuis bien longtemps !
Ça me stupéfie. Ça me bouscule. Et cependant, ça ne m’étonne pas.
En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je me sens redevenir grande. Mon corps s’allonge, et mon visage dépasse à nouveau le comptoir. Morose, il est à nouveau dressé un peu plus haut que celui de la guichetière assise.
J’ai un réflexe de recul. Après quoi, sans autre forme de procès, je tourne les talons. Dans un souffle brusque, je me rue vers l’austère tambour de la porte, qui tourne.
Me revoici sur le large perron. En plein dans le soleil qui cligne. Il referme sur moi sa flaque. Je me sens soudain très oppressée.


Après ? Après ? J’ai commencé à marcher en me dirigeant vers la droite, mais sans savoir vers quoi je me dirigeais, tel un automate. Sans plus aucun point de repère. En me contentant de suivre les trottoirs qui s’enchaînaient, les lourds pâtés d’immeubles, les pans indifférents de vitrine qui s’évanouissaient dans le flou.
Tout était confus dans ma tête. Tout se dispersait et, en même temps, j’avais l’impression d’être captive d’une bulle aux parois étanches. Au bout d’un moment, cependant, je revins en quelque sorte à moi. Marchant toujours, mais émergeant de mon opaque brouillard de malaise et d’hébétude, je m’aperçus que je cheminais désormais dans une ville VIDE. Même si auparavant, les rues et boulevards de la bourgade ne grouillaient pas à proprement parler (loin s’en fallait, même) de monde, le contraste était saisissant.
Où que portât mon regard (dépêché dans toutes les directions), il ne détectait plus de présences. Les trottoirs étaient dépeuplés, plus silencieux que des tombeaux. Les rubans d’asphalte des chaussées qui les escortaient, quant à eux, ne voyaient plus passer l’ombre d’un véhicule. Tout, alentour, je le répète, était désespérément désert.
Jusqu’à l’intérieur des boutiques et autres magasins qui, derrière leurs vitrages, ne trahissaient, eux non plus, plus la moindre trace d’animation. On ne voyait plus de promeneurs, plus de livreurs, plus de gens qui vaquaient. Plus d’automobilistes en train de s’extraire de l’habitacle de leur voiture tout juste garée en bordure du trottoir. Plus de gamins rentrant de l’école ou du collège, que ce soit seuls ou en petits groupes pleins d’exubérance, le nez au vent. Plus de ménagères profitant des heures un peu creuses de l’après-midi pour trottiner, leur cabas suspendu à la saignée de leur coude, vers la longue et étroite rue commerçante qui sinuait au cœur de la vieille ville jusqu’à la place où était plantée l’église la plus centrale et la plus imposante.
Je m’arrêtai, tétanisée. Continuai de promener mon regard. Le silence qui régnait sur la ville, maintenant, était ahurissant. Il planait et pesait tout en même temps, et me contractait la gorge au moins autant qu’il me glaçait les membres.
Là-dessus, je me rendis compte que la lumière était en train de faiblir. S’installait une sorte de semi pénombre quasi crépusculaire, réfrigérante, assez sinistre. Lorsque je détachai mes yeux du ciel vers lequel je les avais levés afin de chercher quelque raison à ce bizarre phénomène, ce fut pour constater – nouveau choc – que, face à moi et dans la direction que j’avais empruntée, la ville avait fait place à un paysage tout noir, désolé, proprement surréaliste dont je n’apercevais plus que de simples contours en ombres chinoises. N’en croyant pas mes yeux, bouche-bée, je me remis en marche, encore de façon presque machinale. A la place des blocs d’immeubles ne se dressaient plus, à droite comme à gauche,  que des espèces de courts stupas ou de bas clochetons encore moins hauts d’une teinte charbonneuse, lugubre, quand ce n’était pas d’autres types de découpes, cette fois nettement plus imprécises et autrement plus déchiquetées, qui me faisaient penser à certains tableaux de Max Ernst. Le tout donnait une impression de champ de décombres, de désordre carbonisé créé par les ravages du feu. Sous mes pas, voilà que le sol devenait, à son tour, méconnaissable : recouvert d’une couche de poussière d’un gris anthracite toute fragile, qui se soulevait, voletait autour de moi en papillons de cendre.
Assommée, abrutie de stupeur, puis, assez vite, pour ainsi dire sans transition prise de panique, je me mis à accélérer l’allure : le malaise qui enflait à l’intérieur de ma cage thoracique prenait de telles proportions que j’aurais fait n’importe quoi pour quitter ces lieux, pour ne plus subir ce spectacle. La vue de ces ruines m’emplissait d’une angoisse plus forte que tout, dont le caractère quasi asphyxiant grandissait de minute en minute. Irritées par les particules cendreuses et fuligineuses en suspension, mes yeux se couvraient d’un voile aqueux qui commençait à me piquer, voire à me brûler. Je dus faire halte à plusieurs reprises, en proie à des quintes de toux violentes qui me déchiraient le thorax, quand elles ne me pliaient pas en deux. Parallèlement, je ne cessai plus de ciller, de refermer plus ou moins longuement mes paupières meurtries, puis de les rouvrir, cependant que ma face s’inondait d’épaisses larmes. A croire que des gaz lacrymogènes s’étaient répandus dans l’air.
Je n’en continuais pas moins d’avancer, au jugé et aux trois quarts à l’aveuglette, en accélérant encore le rythme. Sans même la crainte de trébucher et de m’étaler par terre. Ce qui, je ne sais trop comment, peut-être par miracle, ne se produisit point.
Passé un certain moment, ma gêne respiratoire mâtinée d’affolement animal se mit à refluer ; mon irritation oculaire larmoyante, aveuglante ne tarda pas à en faire de même. Lorsque je fus enfin en mesure de rouvrir franchement les paupières et de les maintenir de nouveau grandes ouvertes sans gêne aucune, ce fut pour découvrir que je me trouvais au beau milieu d’un pont. Autour de moi, l’air était d’un bleu vaporeux jouxtant l’incolore, et traversé de grandes nébulosités pâles, aux lents tourbillonnements qui semblaient se chercher une forme; le pont lui-même, d’une teinte bleuâtre, paraissait manquer de consistance. Je ne vous surprendrai pas en vous apprenant qu’il était, par ailleurs, on ne peut plus désert. Je franchis son dos très arqué sans plus me poser de question…au point où j’en étais ! Au fur et à mesure que je m’éloignais de cette « bosse » centrale en  descendant l’inclinaison de la deuxième pente, je vis que, tout autour, la bouillie vaporeuse se faisait un petit peu moins dense ; il n’y avait pas, à proprement parler, de déchirure, mais les brumes et autre fumerolles s’écartaient et se délitaient, d’une manière paresseuse. Elles se promenaient, s’étiraient, comme si elles eussent été de longs, vastes pétales aux bords vagues, désireux d’entretenir une atmosphère langoureuse. Bientôt, il me fut possible de les transpercer à nouveau de mon regard. L’espoir recommença à palpiter dans ma poitrine lorsque je vis, en définitive, s’inscrire entre les lents ballets de leurs pans filandreux, spectraux, instables qui ne cessaient pourtant de se mouvoir des formes, et même des blocs de formes sombres, bien dessinés. Je les identifiai très vite comme des toits, des pâtés de maisons. Mais encore extrêmement lointains, au point  d’en paraître minuscules, comme tassés dans la distance. Sans doute la ville reprenait-elle ses droits, ce qui me soulagea quelque peu. Cahin-caha, j’étais arrivée au bas de la côte, c'est-à-dire à la seconde extrémité du pont. Plus cela allait, plus les brouillards flottants tendaient à se dissoudre ; j’avais maintenant une vue du proche paysage qui m’entourait presque dégagée, surtout à ma droite où mon regard plongea direct sur la fin du parapet et sur l’eau brune du fleuve qui croupissaient sous une lueur chiche rappelant, là encore, celle de la tombée de la nuit. On voyait également (pour autant que le permettaient les reliquats brumeux en flottaison),  le long de la rivière, dans une sorte de trouée, se dessiner le commencement d’une artère  d’aspect assez large qui suivait le cours de la rivière : chaussée, trottoir puis mur épais qui surplombait la flotte.
Sans réfléchir, comme aspirée, je bifurquai de ce côté-là.
Dans ma tête, il n’y avait, à ce stade, plus de place que pour la déception, la lassitude. La fatigue physique me vrillait, de sorte que je titubais quasiment, et que, de ce fait, je me précipitai vers le mur qui longeait le fleuve pour m’y appuyer, pour me ventouser contre lui, de tout mon poids. La pierre ocre était froide, humide, mais, à mes yeux, c’était un détail. Je demeurai là, tête penchée en avant au-dessus de la masse liquide plate qui exhalait une odeur vaseuse, à la limite nauséabonde, étreignant farouchement de mes avant-bras étalés et de mes paumes tout ce qu’il y avait d’ouvertes l’assez large sommet du mur, comme si je cherchais à ne plus faire qu’un avec cette pierre dure. Où allais-je aller, maintenant ? Où POUVAIS-je aller, maintenant ?
C’est à ce moment qu’en contrebas, je réussis à distinguer, malgré la pénombre qui, de plus en plus, prenait une teinte de boue, ce qui ressemblait à un quai : une bande d’herbe, beaucoup de pavés gauchis par le temps, quelques arbres, et puis…tout contre la bordure bien nette de la pierre, posée sur l’eau, une embarcation. Elle était de petite taille, toute noire et d’apparences fortes dépouillée, mais dotée d’une cabine cubique aux dimensions, certes, très modestes.
Brusquement, je me dis : « Voilà ! Si seulement je pouvais l’atteindre ! ».
Pourquoi ? D’où cette bizarre idée m’était-elle venue ? Je l’ignorais. Toujours est-il qu’absurde ou non, elle s’imposa fermement à moi.
Sans attendre, je me détachai de mon mur et me mis en devoir de le longer en m’éloignant du pont. Un peu plus loin, je finis par rencontrer, en lui, une brèche à peine repérable : m’en approchant, je découvris qu’elle ouvrait sur un escalier, de pierre lui aussi, peu spacieux et plutôt raide. Ledit escalier – qui, heureusement, n’était pas trop long - me permit  de descendre et de me retrouver au bord de l’eau.
Les abords étaient tout aussi déserts que l’avaient été le pont, et même le reste de la ville.
Il ne me fallut pas longtemps pour trouver le petit bateau sombre, et y monter. Là, vraiment, je n’en pouvais plus. Je disparus dans la cabine, qui se révéla très rudimentaire, puisqu’elle ne comptait que trois parois et un toit, tous en bois, en sorte que l’on n’y était guère vraiment protégé du vent. Je constatai aussi que les deux vitres étaient couvertes de crasse et de toiles d’araignée duveteuses. De l’éclairage ? Y en avait-il ? C’était le cadet de mes soucis. La puanteur du vieux bois vermoulu et de la vieille poussière l’était tout autant. Même si elle me sautait aux narines.
Je savais d’ores et déjà que je bougerais plus d’ici. Advienne que pourra. A la grâce de Dieu. Je n’avais pas le choix. Plus la force.
Calée dans l’un des angles du petit habitacle, assise sur son sol tout empoussiéré, j’éternuai très fort et, de suite après, me « lâchant », me mis à sangloter telle une môme. Chaque sanglot ébranlait tout mon corps, pareil à un séisme.
Je n’avais pas trouvé ce que j’étais venu chercher ; fort naïvement.
Une bouffée de vent passant sur le fleuve s’engouffra dans mon abri.
Elle charriait un remugle de vase, de pourriture presque insupportable.













P. Laranco.




















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