vendredi 13 avril 2018

Lecture (littérature mauricienne) : ANANDA DEVI, "MANGER L’AUTRE", Grasset, 2018 .








La Mauricienne d’expression francophone ANANDA DEVI possède l’art des mots qui savent nous surprendre.
Une fois de plus, elle le démontre, avec ce roman très dérangeant, écrit à la première personne et mettant en scène, dans la langue flamboyante, imagée et féroce qu’on lui connait si bien, une sorte de personnage-repoussoir pris dans un drame (un « fatum », serait-on même fondé à postuler) grotesque, dantesque, à mi-chemin entre le tragique et le baroque exagératif.
Ce récit se situe un peu à égale distance entre les outrances rabelaisiennes et les cauchemars terrifiants des Contes de GRIMM (avec la figure de l’ogresse). L’héroïne en est une adolescente affligée d’une obésité hors de toute proportion, un personnage proprement monstrueux dont les diverses tribulations illustrent à merveille la répugnance que les sociétés dites « modernes », occidentalo-mondialisées entretiennent toujours (tradition chrétienne oblige) à l’endroit de la CHAIR, du corps matériel.
Dans un monde qui n’aspire qu’à évacuer le volume charnel, qu’à s’en débarrasser, l’obésité, surtout quand elle est, de surcroît, boulimique, est de nature subversive.
Dans cet ouvrage, le thème du corps-prison, de la pléthore de chair féminine « maudite » par essence côtoie bien évidemment celui du rejet, de l’exclusion absolue, celle qui poursuit notre « freak » bourrelée de solitude et de souffrance, laquelle, en se goinfrant tant et plus, cherche dans un même mouvement à s’auto-supprimer (à s’agresser elle-même) et à provoquer l’ensemble de la société, dans une démarche très agressive.
Ces pages sont si intenses qu’on doit l’avouer : on souffre pour cette enfant, dont les mots, à vif, ont le pouvoir de nous mettre grandement mal à l’aise, quand, à certains instants, ils ne vont pas jusqu’à nous submerger d’émotion.
Nous sommes bien dans une tragédie, même en tenant compte de la dérision grinçante, impitoyable, corrosive qui nous mène quelquefois au bord de l’éclat de rire.
Mais nous sommes aussi dans l’absurde. Un absurde digne d’Alfred JARRY. Témoignant d’une préoccupation moraliste, voire philosophique, l’auteure ne rate pas l’occasion d’attirer notre attention sur la tendance humaine à l’ « hubris » (excès) : colossaux excès d’abondance matérielle et alimentaire d’une société (toujours la même société occidentalo-planétaire, toujours la même « modernité » marchande et consumériste, la nôtre), excessifs et dramatiques contrastes régnant entre les « pays développés » qui croulent sous la pléthore de confort et de bouffe, et ceux où, purement et simplement, l’on meurt de la famine – ou encore, dans les seuls pays « économiquement avancés », entre les boulimiques compulsifs et les anorexiques.
Les obèses sont les monstrueux  miroirs de la société d’hyper-prospérité dépouillée de toute âme : Je suis l’apogée de vos excès […]. Puisqu’il n’y a plus d’idéaux, autant se livrer à tous nos vices innocents, même s’ils nous tuent à petit feu. […] Chacun suit son chemin étroit […].
Ce que les obèses et les boulimiques (tous ces avides) pointent du doigt clairement (et que l’on refuse de voir, par déni, par hypocrisie), c’est […] l’échec de l’humanité contre ses pulsions. Echec répugnant et obscène.
La boursouflure n’est pas seulement celle des personnes trop enrobées, victimes de la « malbouffe », mais bel et bien celle de notre société dans sa globalité, une société contradictoire, vouée à une profonde absurdité, car amorale et tout en même temps terriblement normative en dépit de ses ressassements incessants du vocable (du mantra ?) « liberté », vu qu’elle contrôle étroitement les corps, les apparences, les vêtures comme les pensées abrutie[s] d’égocentrisme par le moyen, certes subtil et « soft » des médias et des technologies nouvelles, dont Internet est le plus bel exemple.
Je crois l’avoir déjà signalé, l’auteure n’a guère peur des mots. Ce sont eux qui tissent la texture véritablement poignante et tragi-comique de l’ouvrage. De couches de sédiments lipidiques en matière […] spongieuse, elle force allègrement le trait. Tout lui est bon pour dresser le portrait d’un phénomène de foire qui fait presque penser à John MERRICK, le pathétique Elephant Man. Par là, c’est la dimension excessive et dénuée de SENS de ce monde qu’elle veut exprimer à plein.
Cauchemardesque. Poétique. Fort. Dur.
Un magnifique procès. Qui secoue.









P. Laranco.






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