dimanche 7 octobre 2018

Lecture (sociologie française) : Laure WATRIN & Thomas LEGRAND, "LA RÉPUBLIQUE BOBO", Stock, 2014.











Les « Bobos » pourraient être sympas. Au vu des idées qu’ils professent et tentent même, activement (quoique très maladroitement), de mettre en pratique : tolérance, mixité sociale, ouverture culturelle, féminisme, « normalisation » des minorités sexuelles, pacifisme, écologie, désir de recréer du lien de proximité à l’intérieur des mégapoles – donc, de les ré-humaniser, solidarité avec les vagues massives de migrants qui, trop souvent au péril de leur vie, déferlent sur la riche et stable Europe, éducation des enfants par le renforcement positif et la stimulation intellectuelle…
Alors, d’où vient qu’ils provoquent un tel sentiment de rejet, d’agacement- préfère reconnaître, plus pudiquement, cet ouvrage qui, de manière assez gauche, s’efforce de redorer leur blason en réaction à un bobo-bashing ressenti de plus en plus par ceux qu'il vise sur un mode presque « victimaire » ?
Sans doute (entre autres) parce que les idées ne sont pas seules à entrer en ligne de compte.
Est également cruciale la manière de les présenter, de les illustrer (et peut-être aussi, de les vivre).
Qu’on le veuille ou non, cette étrange « classe » (au demeurant floue, mal définie, non reconnue par les sociologues bardés de diplômes adéquats ainsi que ne cessent, non sans une certaine pointe de regret, de le souligner les auteurs, lesquels ne sont et ne restent « que » des journalistes essayant de concilier la rigueur de l’observation, de l’enquête « ethnologique » réelle avec l’autodérision et avec ce ton naturellement frivole et désinvolte qui sied à toute « coolitude » bobo digne de ce vocable) ne communique toujours pas avec la « masse » du peuple. Ni vraiment avec celui des campagnes, car elle  demeure beaucoup trop urbaine (même quand elle s’est éloignée, géographiquement, des villes). Ni avec celui qui constitue les « lumpenprolétariats » de tous acabits, en butte au surendettement ou à la vie chiche (chômeurs de tous âges, « beaufs » pavillonnaires appelés ici périurbains, petits retraités peu « glamour » près de leurs sous par la force des choses, gens « d’origine étrangère » cantonnés dans des « cités-repoussoirs » de logements sociaux, Roms, SDF, femmes précaires monoparentales…). Ni avec celui des travailleurs non surdiplômés. Ni avec celui des travailleurs manuels. Ni même avec celui des « creative people » qui, eux, continuent de mener une vie authentiquement bohème marginalisée, faute de  sens du « réseau » et, donc, faute de l’éventuelle reconnaissance qui pourrait aller avec.
On regarde d’abord les gens vivre et agir, puis ensuite, seulement après, on les écoute ; n’est-ce pas logique ?
Versions démocratisées de l’ancienne « Marie-Chantâal » de Jacques CHAZOT ou, un peu plus récemment, des FRUSTRÉES croquées par une certaine Claire BRETECHER, héritiers pêle-mêle (ça fait beaucoup !) de la « gauche caviar », du New Age, des soixante-huitards, du mouvement hippie et du christianisme de gauche, princes du high-tech mondialisant couplé au « retour au terroir » et au jardinage monomaniaque (il faut quand même le faire !), les Bobos s’échinent à salmigondier le changement (obligatoire, si ce n’est même urgent au vu des menaces de plus en plus noires qui s’accumulent actuellement sur l’ensemble de notre pauvre planète) et la sauvegarde d’un système libéral-capitaliste hautement technologique et dûment hédoniste qui a pourtant fait amplement les preuves de sa dangerosité en termes de fossés inégalitaires planétaires comme en termes de débâcles environnementales, en prétendant lutter contre ses excès les plus flagrants « à petites doses », à une échelle purement individualiste et/ou nano-locale. Prompts à contourner (gênés ou agressifs, sur la franche défensive) les sujets trop « trash » et trop crus qui les dérangent (les culpabilisent ?), ils veulent endiguer les spectres de la révolution et de l’action par trop collective, ou collectivisée. Car le Bobo aime trop sa liberté (tout en voulant recréer du lien !).
Être de paradoxes, de contradictions, de consensus mous par excellence, il s’enferme  donc dans des lubies qui lui tiennent lieu d’œillères têtues et que l’on peut qualifier de «micro», si ce n’est même de mesquines cependant que, d’une certaine façon, elles le rattachent au « fashion-victimisme » bon teint. Ridicule ? Hypocrite ? Illusoire dans sa prétention, bien affirmée, d’ «  agir sur le monde » ? Une fois de plus, on se trouve bien en peine de trancher.
Car, justement, comment « trancher » avec quelqu’un dont le but est de concilier tout et son contraire ?
Le « Bobo » cherche-t-il à « sauver le monde » ou, en dernier ressort, à se sauver lui-même en sauvant la structure socio-économique qui l’a créé ? Que représente-t-il : comme il aimerait tant se le figurer et nous en convaincre, une « avant-garde », ou, bien  plutôt, une « tribu », une « clique », une « écume tribale » sécrétée par les classes moyennes et bourgeoises qui, pour abatteuse de murs et inconditionnelle adepte du bougisme qu’elle se prétende à corps et à cris (ceci, d’ailleurs, pour une bonne raison : elle n’a pas de racines et, de ce fait, ne sait pas vraiment où réside sa place), n’échappe en rien à la rigidité de certaines obsessions spécifiques, (lesquelles sont d’ailleurs, tout au long des lignes de ce livre, appelées franchement… codes !) ?
Un exemple particulièrement notable de ces codes-phobies ? La fameuse, la gênante répulsion affichée pour le mainsteam, plus que surprenante chez des êtres qui, au reste, sans cesse clament, trompettent – et avec quelle singulière gravité de ton – leur volonté de non-élitisme.
Allez, osons cet oxymore,car je ne sais comment l'éviter : le Bobo est un représentant parfait de l’originalité grégaire. 
J’ignore si ces deux auteurs ont envie de se justifier, mais ils s’expliquent. Ils sont Bobos, et ils tentent de nous faire comprendre ce que ça veut dire (vraiment). Il n’empêche qu’au fil de cette lecture, je n’ai, pour ce qui me concerne, cessé de secouer lentement la tête, dans un mélange de consternation et de vague compassion à  vrai dire assez fatiguée. Même si l’autodérision, l’humour lui confèrent un côté qui, à mes yeux, n’a rien d’antipathique, il faut bien avouer qu’ils s’assortissent d’un vocabulaire à peine supportable ; un authentique jargon (et pourtant, côté mots, il me semble que j’ai l’âme passablement ouverte).
Dans quel monde vivons-nous là ?
Où sommes-nous ? Sur Encelade ?
Peut-on imaginer, à mon sens du moins, plus déconnecté de la réalité ?
Envahissants et utopistes  dans la plus belle veine enfant gâté mais n’en disposant pas moins d’appuis politiques très conséquents, totalement inconscients (ou du moins, c’est à le croire) des priorités auxquelles, à l’heure qu’il est, l’humanité majoritaire se trouve contrainte de faire face (exception faite, il faut tout de même le concéder, dans le domaine de l’écologie), ils vivent pour rénover, végétaliser, « villagiser » des quartiers, des espaces urbains où ils débarquent tels des cheveux sur la soupe, en fonction de leurs micro-marottes.
Mais  peut-on changer le monde (le sauver ?) uniquement par le truchement de séries de « petits riens » dérisoires, d’initiatives de  détail  hyper-individualisées (et au demeurant  fortement marquées par le formatage hédoniste) sans projet politique global ?
Le Bobo veut remplacer le « tout vient d’en haut » extrême et systématique d’une certaine tradition française fortement étatisée (depuis LOUIS XIV et COLBERT) par un idéal d’ « initiative citoyenne » ou plutôt micro-citoyenne. En soi, ce n’est pas forcément grave. Reste que ses préoccupations demeurent celles de citoyens de pays ultra-privilégiés et donc, vues sous un autre angle, ressemblent à des luxes qui insultent la misère du monde (eh oui, n’en déplaisent à ses bonnes intentions et à ses BA, au reste souvent sporadiques).
En un mot comme en cent, notre jargonneux (si habile à « noyer le(s) poisson(s) ») manque d’authenticité, de consistance.
Au surplus, dans son entreprise de gentrification (ou de mixage, comme certains préfèrent), il impose ses codes, sa vision et sa conception du monde souhaitable à des espaces urbains où il n’est que transplanté de très fraîche date : forme de « colonisation » ?
Loin de me « retourner », de me convaincre du « bienfait gentrificateur » gauchard et de sa prétendue croisade don-quichottesque contre-des-promoteurs-immobiliers-qui-n’ont-que-faire-d’un lieu-de son âme-de son histoire, ce livre m’a, de surcroît, à la lecture de certains de ses passages, quasi outrée (le SDF qui « agresse l’œil » en stationnant constamment en bas de l’immeuble qu'on habite…jusqu’à ce qu’on le découvre, par pur hasard, sur une photo d’artiste, ce qui change tout)…au point de me faire me dire « j’ai envie de leur coller des baffes ! ».
Le Bobo veut s’emparer de la rue, l’animer, la rendre riante, sûre, distrayante et proprette, soit. Mais il l’aseptise.
Son capital culturel et ses appuis politiques, en lui conférant du poids, lui permettent de s’étaler, d’occuper, de modeler l’espace comme bon lui semble. Égoïstement. Car il est un être narcissique. Ou, plus exactement, un être qui voudrait tirer vers lui tous les avantages du « vivre ensemble » populaire (voire « tiers-mondien ») sans rien perdre de ceux que lui procure, depuis X-temps, la jouissance égotiste bourgeoise. Sa désinvolture insolente (lointaine héritière de Voltaire ?) ne nous fait guère bon effet. Dans certains cas, ainsi que nous venons de le voir un petit peu plus haut, elle frôle (d’un peu trop près) le franc, le dur cynisme.






P. Laranco.





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