mardi 23 novembre 2021

Lecture (sociologie) : Lilian THURAM, "LA PENSÉE BLANCHE", Philippe Rey, 2020.

 

 

 



Voici un essai que je salue.

Car, dans cet ouvrage de 320 pages, très sérieusement documenté, l’ancien footballeur guadeloupéen (et ancienne gloire d’une équipe des « Bleus » mythique, car championne du monde) Lilian THURAM assène bien des vérités qu’en France, l’on n’aime vraiment pas entendre.

Ce qu’il appelle LA PENSÉE BLANCHE, c’est l’hyper-complexe de supériorité qu’a développé la sphère ethnique et culturelle du Nord-Ouest européen (étendue via les colonisations de peuplement à l’Amérique du Nord, à l’Australie et à la Nouvelle-Zélande, ainsi qu’à l’Argentine et au Chili sur le continent sud-américain). Cette Europe, qui se présente (se fait passer pour) le berceau et la source (par essence) de toute « Civilisation ».

Depuis les multiples entreprises qu’elle mena, tout au long du Moyen-âge, aux fins de faire reculer, voire de supprimer l’expansion de ce premier grand Autre (et grand rival) que fut l’islam (Reconquista, Croisades) et, surtout, depuis la « découverte », à l’aube du XVIe siècle, des Amériques par cet homme à poigne, manifestement très borné que fut Christophe COLOMB, l’Europe de l’Ouest et du Nord, de religion chrétienne (Espagne, Portugal, puis Pays-Bas, France, Angleterre, Belgique, Allemagne) a imposé sa domination sans partage au reste de la planète Terre. Les États-Unis, par la suite, sont venus parachever et renforcer cette domination, quoique sous une forme le plus souvent plus indirecte, plus déguisée, plus sournoise…mais au combien plus efficace (la pression financière, le pouvoir des multinationales, le soft power par médias interposés).

Ce que désigne THURAM par sa dénomination de Pensée blanche, d’autres, ailleurs, le nomment, avec autant de clairvoyance, White supremacy.

La White supremacy , la Pensée blanche sont devenues pensée unique (tout autant que pensée inique). Elles forment un véritable cancer, car elles imposent un modèle universel qui ne souffre aucune concurrence et qui se pose comme « le Bien », l’indépassable sommet de l’expérience humaine. Belle forme de totalitarisme.

Ordre est donné à toute une humanité, à toute une planète pourtant pleine de diversité, de variété culturelle de s'adapter à cette suprême suprématie, à cette pensée, de la faire sienne et/ou de se plier à ses intérêts, de lui obéir. Au nom du Christ comme, par la suite, au nom de la Raison, du logos, de l’humanisme, du Progrès (ne dit-on pas La modernité ?), de l’Ordre, de la Paix et d’une certaine conception de la démocratie (comme par hasard, la leur). Pas d'autre issue.

Vae victis ; la loi du plus fort est, ici, totale, absolue.

Il n’y a pas, en effet, de « peuple élu », de guide « prédestiné » des peuples terriens, sinon dans la tête de ceux qui s’imposent,  imposent LEUR vérité (alors que toute vérité est relative et, donc, diverse). Et tout le monde sait – ou devrait savoir – que la fameuse « Civilisation » a vu le jour en Mésopotamie, en Égypte, en Inde, en Chine et en Amérique du Sud (Caral, au Pérou) à peu de choses près au même moment. Seulement, voilà, comme le dit l’auteur, l’Occident a même falsifié, truqué l’Histoire. Dès lors qu’on a capté le pouvoir, on monopolise la parole et, de ce fait -n’est-ce pas ?- l’on est libre de tout « arranger » à sa guise.

Ainsi, l’Europe arrange-t-elle allègrement, à l’intention du grand public, l’Histoire ancienne de la Méditerranée à l’aune de sa propre perception, laquelle est nord-européenne. Pourtant, elle l’avoue parfois, ses connaissances au sujet de la Crète minoenne, de la Grèce et de la Rome antiques sont elles-mêmes  encore assez parcellaires (sans quoi, pourquoi les archéologues continueraient-ils à se fatiguer en menant des fouilles ?). Quant au christianisme, il fut lui-même inventé au Proche-Orient.

La puissance européenne n’est que le fruit de l’agressivité et des aléas de l’Histoire. Et il en va, d’ailleurs, de même pour tous les phénomènes de domination, d’hégémonie. Mais il importait à l’Europe, puis à la sphère occidentale, de CONVAINCRE, après avoir vaincu. Après les Croisades vinrent les entreprises coloniales, stimulées – ainsi que le souligne fort justement l’auteur – par l’avidité. L’Europe avait été saisie par une fièvre commerçante (incarnée, dans les tout débuts, par Venise, Florence et les ports « hanséatiques » des bords de la Baltique, plus au nord) et…le hasard avait fait le reste. Le christianisme agressif, fanatique, la soif d’or et, par conséquent, de nouvelles routes commerciales, la morgue crispée de la nouvelle Espagne matamoros de Carlos Quinto avaient armé leurs caravelles et buté contre un continent qui ne figurait pas sur les cartes, riche mais peuplé de créatures dont on se demanda même, sur le coup, si elles étaient authentiquement humaines (Controverse de Valladolid) tant leur couleur et surtout leurs mœurs « détonnaient » ( nudité et sexualité en apparence dénuée de tabous ici, sacrifices humains rituels sanguinaires et choquants là). De toute façon, il est de notoriété publique que «Lorsque l’on veut noyer son chien… ».

Et c’était parti : la crainte de l’Autre, de ses réactions imprévisibles ou hostiles, le choc du premier contact et l’effort de justification prirent le relais du hasard et s’agrégèrent aux intérêts.

On désirait s’approprier et piller (s’appropiller ?) la conscience tranquille. Il était donc bon de se dire que ce n’était pas de réels Hommes que l’on spoliait, violait et faisait travailler de force avec une rare brutalité. Fin du (bref) doute de Valladolid. Et, quelques quatre siècles plus tard, nous vivons encore sur cela. Non pas seulement sur (ou sous) la tyrannie financière et marchande du libéralisme économique (encore appelé capitalisme) qu’ont dénoncé tant de penseurs de gauche (parmi lesquels Karl MARX), mais sur (ou sous) une hiérarchie fondée sur l’identité sexuelle, le phénotype, l’appartenance ethnique (est-on un Blanc ou un Non-Blanc ?) et la classe, la position sociale.

Comme il y a un sexe dominé (on sait lequel), des classes (ou castes) dominées (du fait de la différence de niveaux de vie, qui limite également leurs possibilités, c'est-à-dire leur liberté), il y a, sur cette Terre, une modeste portion du genre humain (16,6 %) qui dicte sa loi et impose sa perspective…à tout le reste.

En partie par habitude, les Blancs maintiennent, aujourd’hui encore, les Non-Blancs dans une position subalterne, d’abord d’une manière très claire et très revendiquée ; puis, au fil des décennies, plus subtilement (de façon à « brouiller les cartes », à « enrober » les faits réels, et donc, à « noyer le poisson » ?) afin que cet état, voulu  par les élites blanches et par elles seules, en fonction de leurs intérêts - THURAM tient bien, ici, à le souligner- se perpétue, ouvertement ou non.

Donc, il s’agit bien de cela. Le racisme se reproduit sans fin, de manière consciente comme inconsciente ; quelques soient les bonnes volontés, les efforts et les tentatives.

En digne héritier de l’incontournable Franz FANON (comme par hasard, si peu connu, si peu lu du « grand public » appartenant à la France dite « de souche » ou même, souvent, à celle qui ne l’est pas), l’ancien footballeur vedette profite de la notoriété de son nom pour le dénoncer et, par-dessus tout, pour le DÉMONTRER brillamment, à l’intention d’un lectorat de masse, mais aussi d’un lectorat universitaire et plus « intellectuel » qui n’aspire pourtant (surtout par les temps de backclash généralisé qui courent, backclash encore plus dangereusement attisé –comme si l’on avait besoin de ça ! - par l’hypermédiatisation fortement racialisée de la délinquance juvénile qui hante les quartiers urbains où vivent (survivent) les plus précaires, par les diverses actions d’agression menées par un terrorisme lié à une version hyper-rigoriste et fanatique de l’islam et, pour finir, par la spectaculaire montée en puissance de la Chine continentale, perçue comme une menace, une dangereuse « provocation » visant l’ordre blanc universel) pas tellement à y être confronté lui non plus.

Non seulement il dépeint les mille visages qu’aujourd’hui encore, revêt le préjugé, le biais raciste (les Noirs et, encore plus largement, les Non-Blancs associés à une certaine « sauvagerie », à une certaine inaptitude, à laquelle on associe d’ailleurs également les femmes), mais, de surcroit, il l’analyse, ce qui lui permet de mettre bien en relief le lien qui le relie, fondamentalement, à la PEUR.

Les Blancs ont violenté, pillé, écrasé (violentent, pillent, écrasent encore largement) toutes les autres cultures, mais cela ne va pas non plus, de leur côté, sans certains lourds séquelles.

Car, d’abord, dans l’ensemble de la population mondiale, ils constituent bel et bien une minorité que son mode de vie a, au demeurant, tendance à rendre de moins en moins démographiquement dynamique. Qu’est-ce que c’est que 16,6 % ?

Cette situation, ainsi que le note THURAM, leur rappelle douloureusement (quoique, sans doute, de façon purement subconsciente) celle qu’avaient déjà connue les colons de souche européenne lors de leur première (XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles), puis de leur deuxième (XIXe siècle) périodes d’expansion. Les fameux fantasmes, tant rebattus actuellement, des « flux migratoires massifs » et de la potentielle « submersion » par des « hordes sauvages » que, pour un peu, l’on assimilerait volontiers à celles qui causèrent la chute de l’Empire romain, proviennent de là. Les planteurs devaient sans cesse lutter contre des révoltes d’esclaves et des marronnages dangereux pour eux. Et leur main d’œuvre servile (ou anciennement servile par suite des marronnages ou des affranchissements) était infiniment plus nombreuse qu’eux et, l’on s’en doute, habitée par une rage des plus puissantes.

Le Blanc a beau clamer à tous les échos son essence « supérieure », ses foudroyantes capacités intellectuelles et son désir de faire appliquer, partout, des « grandes idées généreuses », de « grands principes » qui lui confèrent, à lui et à lui seul, le droit à la parole universelle, il n’ignore rien (du moins, dans les élites instruites) de la férocité, tant matérielle que mentale et spirituelle, dont il usa (et dont il lui arrive encore d’user) à l’endroit des populations amérindiennes,  africaines, musulmanes, asiatiques, océaniennes voire même métissées de son propre sang.

Plus ou moins confusément, il a conscience de ce qu’il a à se reprocher, surtout à l’aune de la culpabilité chrétienne et de « l’Esprit des Lumières », dont il se réclame tant, jusqu’à n’en plus pouvoir.

Aujourd’hui encore (surtout en France), il musèle la parole de l’Autre, tout ce qui a trait à la réelle expression de son ressenti, au souvenir de son Histoire, mais il a PEUR DE LA PUNITION. Et il en veut aux Non-Blancs d’être responsables d’un tel malaise (ce qui est le comble, mais psychologie ne rime pas avec logique).

Déni. Mauvaise foi. Silence.

Explosions de colère causées par un sentiment d’ « agression » dès que l’on manifeste la moindre velléité d’aborder la problématique colonialo-esclavagiste dans les ex ou actuelles « terres françaises ».

Le négationnisme, au besoin, devient, comme dans le cas des nazis et du génocide des Juifs, un moyen de défense.

C’est trop pour l’image de la France, qui a toujours besoin d’admiration. On efface et l’on oublie tout. « Tout ça, c’est de l’Histoire ancienne ! »…de l’Histoire dont les manuels d’Histoire français, d’ailleurs, parlent à peine, du bout des lèvres.

Il parait que les études universitaires postcoloniales à la française vont, si cela continue comme ça, nous mener à la « guerre civile » - carrément !

Pour Lilian THURAM, le racisme est une création (systémique) des élites. Le Code Noir fut, on le sait, promulgué par « le Grand », l’incomparable Louis XIV et par le méritant COLBERT. Par la suite, ce fut le glorieux NAPOLÉON qui rétablit l’esclavage. Quant à Jules FERRY, homme de gauche plein de « bonnes intentions », père de l’école publique, il prôna ardemment la colonisation « positive », « civilisatrice » et présentée à la nation française comme un devoir humain.

Il va de soi que, pour ma part, je partage l’analyse de cet auteur. Combien de « clashes » n’ais-je pas moi- même essuyés -ou failli essuyer- lors de conversations (lesquelles s’étaient pourtant engagées de manière fort aimable) dans le cadre de rassemblements poétiques et autres salons parisiens quand j’ai essayé, à un moment, d’expliquer le ressenti ou le vécu des ex colonisés ou bien des descendants d’esclaves ou d’engagés, des « gens des îles » dont, de par mon ascendance maternelle, je fais partie ? Combien de gens – et c’étaient des gens cultivés : enseignants, poètes et artistes- se sont discrètement détournés de ma personne à cause de « ça » ?

Les Français veulent à tout prix qu’on ait une belle (une "certaine" ?) idée de la France. Qu’ils cessent, alors, de cultiver la mauvaise foi, le déni, ou une ignorance bien commode, qui ressemble fort à tête d’autruche plongée dans le sable ! Qu’ils se documentent sérieusement sur ces sujets (par exemple, en lisant ce livre) au lieu de ne s’en remettre qu’au sensationnalisme médiatique et/ou aux idées reçues que distille et entretient insidieusement la pensée blanche (sans parler des propagandes nettes et ouvertement assumées). Ou qu’ils profitent de l’actuelle prise de conscience écologique (tellement « tendance », non sans raison) pour « faire un travail », un effort qui leur permettra de réaliser à quel point le « génie européen », ce grand Modèle missionnaire, est responsable des multiples dérèglements environnementaux -de plus en plus préoccupants- qui, depuis la fin du siècle dernier, se manifestent et annoncent le pire. Qu’ils modèrent quelque peu leur tendance outrée à l’auto-admiration (à laquelle ils semblent avoir un mal fou à renoncer) et mettent, ne serait-ce qu’une minute, leur égoïsme « ordinaire » de Caliméros nantis et leur froide indifférence en sourdine !

C’est juste une question d’écoute. De rationalité réelle.

MERCI, BRAVO, Lilian THURAM !

Et tant pis pour Éric ZEMMOUR !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

P. Laranco.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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