vendredi 25 août 2023

Hicham BENCHRIF (Maroc) joue avec sa mémoire...Un beau et profond texte.

 

 

 

Que faire face à une fenêtre fermée ? – Attendre le jour qui s’apprête à naître. Je vais devoir parler de la lenteur. Dans la lenteur, la mort vient comme une caresse. Elle s’immisce doucettement dans le geste langoureux de la ménagère qui dépoussière ses objets. De l’homme qui se rase. De l’enfant reclus qui regarde par la fenêtre d’autres enfants jouer. Elle se faufile sans fracas entre les pas lents et méticuleux du vieillard qui traine ses jambes ou que ses jambes trainent vers une destination incertaine. Cette mort qui ne survient pas mais qui s’installe peu à peu dans la mouvance patiente du corps qui s’en va, de l’esprit qui commence à somnoler, de l’œil qui commence à ternir et éteindre son regard.

N’ayez pas peur de la mort, la mort n’est rien. Ou elle est tout. La mort n’est que toi-même t’en allant vers le silence. La mort est comme l’aspirateur qui enlève la poussière sur la face blafarde du monde. La mort dépoussière.

 

*

 

« Prenez votre temps », me dit-il. J’avais dix-huit ans. J’étais figé face à ma page blanche, incapable de lire les épreuves d’un examen de philosophie. J’ai toujours cette même panique et cette même haine des examens. Je n’ai jamais aimé être examiné, évalué.

Je prenais tout mon temps.

Les yeux fixés sur la page blanche, je ne voyais que du blanc et je songeais à des prairies vertes, je songeais au bleu immense de la mer.  Je songeais à une longue et lente flânerie sur l’Avenue de France à Agdal, puis au café américain que j’allais prendre dans deux heures au café Croquanti. Je palpai dans ma poche mon paquet de Winston. Je demandai la permission d’aller aux toilettes. Là, j’allumai une cigarette et la fumai lentement. Je prenais tout mon temps. Et là, je me rendis compte que je n’aimais pas être examiné.

J’éteignis ma cigarette et sortis. Après dix minutes, je me retrouvai au comptoir du Croquanti en train de boire un café américain en songeant à des prairies vertes et au bruit de la mer. J’étais libre. Personne ne pouvait m’examiner. Je prenais tout mon temps.

 

*

 

Elle est toujours effroyable, la distance qui sépare les êtres de leur propre volonté. La société est une geôle où l’individu consent aux autres le droit de le barricader. Je suis un anti-social. Etre sociable, c’est accepter qu’on t’examine, qu’on t’évalue, qu’on te juge. Je suis un anti-social. J’abhorre la foule et son grondement de fleuve pollué, et sa soumission, et sa fidélité à un seul modèle.

La foule, c’est de la mort multiple, collective, organisée. La foule, c’est le consentement tacite et unanime à un seul modèle souverain auquel elle a cédé sa part de volonté et de loyauté afin qu’il décide indéfiniment pour elle. La foule, c’est la visibilité dans la non-présence.

 

*

 

Prenez votre temps me dit-il. J’avais dix-huit ans. J’ai pris sa recommandation au pied de la lettre. Je me réappropriai tout mon temps. Ma vie m’appartenait exclusivement. Je venais de décider de ne plus jamais passer d’examen.

 

*

 

Il y a quelques semaines, je suis retourné à Rabat. Je ne revis pas mon ancien lycée. J’ai flâné plutôt autour de mon ancien quartier. La maison est presque en ruine. Je ne reconnus presque plus rien de ce que fut mon adolescence. Il n’y avait plus de figures. Il n’y avait plus d’âme. Ce furent des bâtisses insignifiantes, banales. La plupart des bars que je fréquentais à l’époque étaient fermés depuis longtemps. Imad, Soumaya, Carole, Cédric…n’étaient plus que des noms, des noms de souvenances sans aspect, sans visage, sans corps, sans forme… des noms sans nom. Ils étaient tombés dans le domaine du graphique et du sonore. Pas des humains vivants ou morts. Juste des noms, juste des graphèmes. Des blocs de béton ont remplacé ces lieux que je fréquentais il y a trente ans. Mes souvenirs étaient sans support visuel. Mes émotions étaient les émotions d’un autre, d’un étranger, d’un mort. Tout ce qui est resté de ces temps-là, ce sont l’air, le ciel et des bouts de chaussée vétustes. Peut-être quelques arbres. Et des images floues, tremblées, ne renvoyant plus à rien ni à personne.

 

*

 

La mémoire est un magasin d’images qu’on ne peut jamais réactualiser. Je projetais mes images mentales et les plaquais sur ces lieux vides. Les gens qui animaient ces lieux sont partis. La plupart sont morts. J’étais un « revenant ». Seule ma mémoire remeublait l’espace. Je voyais déambuler dans les lieux de ma jeunesse de jeunes gens qui n’étaient pas encore nés lorsque je quittai ces lieux. Mais la même odeur de pain chaud effleura mes narines en passant à côté de la boulangerie La Duchesse qui n’est plus qu’un petit café minable et délabré. Les mêmes bruits de buveurs ont effleuré mes tympans en passant à côté du Balima qui n’existe plus. Mohammed Khaïr Eddine était encore là insultant tout le monde avant de sombrer totalement dans les glossolalies de l’ivresse accomplie. Et la même envie d’aller plus loin, d’être ailleurs. En vieillissant, nous ne perdons rien de nos anciens errements. Nous perdons seulement les lieux et les compagnons.

 

 

 

 

 

 

 

 

Hicham BENCHRIF.

In Précis de l'attente, 2020.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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