mardi 23 mai 2023

Une NOUVELLE FANTASTIQUE de Patricia LARANCO (Moris/France), LES ARÊTES DE POISSON.

 

 

 

Quelle sensation immonde ! Ma bouche, remplie, bourrée d’arêtes de poisson.

Je me baladais en pleine rue et les mâchais, les remâchais dans l’espoir de les écraser, de finir par les réduire en poudre que j’eusse pu avaler, peut-être.

Mais, sur ce point-là, rien à faire. Elles gardaient leur état premier. Singulière obstination !

Et mes muscles masticateurs, chemin faisant, se fatiguaient à force de les tourner et retourner obstinément entre mes joues. Et les malheureuses muqueuses de mon palais, de l’intérieur de mes joues, les papilles de ma langue, piqués sans cesse, mes gencives du bas transpercée et saignantes, comme on s’en doute, n’en pouvaient plus. Ma terreur était que certaines arêtes viennent à refluer au fond de ma gorge, qu’alors elles labouraient, blessaient, ce qui faisait un mal de chien.

En définitive, je ne vis plus qu’une solution face à cette situation désespérée : il fallait à tout prix que je m’en débarrasse en les crachant. En dépit de ma présence au beau milieu de l’espace public.

Je n’avais plus guère le choix.

Je me mis donc en devoir de les expulser, le plus discrètement possible.

D’abord, elles tombèrent l’une après l’autre sur le béton gris-blanc du trottoir sans qu’il y ait problème : à intervalles réguliers, lorsque ce dernier était exempt de toute présence ou irruption d’autres badauds.

A mesure que je m’en débarrassais, cela me faisait un bien fou.

J’étais déjà prêt à sauter en l’air sous l’effet de la délivrance et de l’exaltation que celle-ci, à tout coup, occasionne quand un certain manque d’attention, une sorte de relâchement subit, sans doute dû à mon trop-plein d’enthousiasme, me fit rejeter une de ces maudites arêtes au moment précis où une brave petite dame aux cheveux intégralement blancs croisait ma route en promenant son tout petit chien trottineur nanti de très longs poils tombants qui n’étaient pas loin de frôler le sol et dont la couleur s’avérait proprement indéfinissable, moitié argent, moitié lichen.

En un rien de temps, l’arête de poisson, fraîchement expédiée, ne trouva rien de mieux à faire qu’aller se ficher direct dans le flanc de la saucisse sur quatre (courtes) pattes…laquelle, derechef, libéra un couinement aigu, juste avant de s’écrouler sur le flanc à terre.

Je n’en revenais pas. Je m’arrêtai net, pour scruter la créature. Au passage, je croisai le regard d’un bleu lavé, écarquillé de sa maîtresse, ce qui me causa un sacré choc supplémentaire.

-Mais…mais enfin, bredouillait-elle, dans une flopée de postillons.

Au vu de son hébétude – qui la paralysait, la clouait sur place – je pris la peine de m’accroupir. Du bout de l’index, j’entrepris de tâter le flanc canin d’aspect tout raide, entre les fouillis d’épais poils pareils à des herbes aquatiques : je trouvai l’arête, logée dedans…mais la peau blême ne se soulevait plus !

J’en conçus un tel affolement, un tel afflux de désespérance que, sans réfléchir plus avant, après m’être levé comme un ressort, je pivotai et pris la fuite.

Hop ! En courant – que dis-je là, en galopant – j’obliquai à gauche et, totalement au hasard, m’engouffrai dans la première petite rue pavée en pente qui, fort à propos, se présenta à moi.

Loin derrière, j’entendis hurler la voix pourtant fêlée de la dame : « Chouchou est mort !!! ».

Quelques instants plus tard, ayant descendu la ruelle déserte à la manière d’un boulet de canon, je m’arrêtai, en panne de souffle. Rien de plus normal : le sprint, allié à la bouche, toujours pleine d’arêtes.

La modeste rue transversale résidentielle m’avait conduit à un grand axe (avenue ? boulevard ?) où l’animation, tant automobile que piétonne, se révélait nettement plus conséquente.

Je me mis, une fois mon essoufflement plus ou moins surmonté et mon rythme cardiaque calmé au coin d’un porche, le dos appuyé contre le bois vernissé d’une imposante porte d’immeuble, à le descendre, quand même d’un bon pas, dans le sens qui m’éloignait le plus de « Chouchou » et des lamentos déchirants de son infortunée maîtresse. Mais alors, vite, voilà que s’enclencha un bien étrange phénomène : les arêtes de poisson qui remplissaient encore mon orifice buccal en une vilaine pelote se prirent à s’éjecter toutes seules hors de leur contenant, dans un bruit sec (pop !) et sous la forme, cette fois-ci, de très courts dards de métal aussi durs que tranchants, pointus et aérodynamiques.

L’éjection se produisait, je viens de le dire, comme si elles étaient nanties d’une vie propre. Et le plus beau – ou le plus catastrophique, devrais-je plutôt dire – était que, de surcroît, elle survenait dès que mon pas et le parfait hasard tout ensemble m’amenaient non loin d’une silhouette humaine qui passait ou stationnait sur le trottoir.

Vous me suivez…ce qui devait se produire ne manqua pas de se produire : l’une des arêtes de poisson métamorphosées en fléchettes, assez peu de temps plus tard, prit, dès qu’elle se fut propulsée hors de ma bouche, le chemin d’un bras dans le gras duquel elle alla se ficher direct, vite fait bien fait, de façon proprement foudroyante. La conséquence ne tarda pas : instantanément, la passante à qui appartenait  le bras en question s’effondra au sol telle une barre H.L.M hors d’usage que l’on fait imploser afin de la rayer de la carte. Et floc !

Épouvanté, j’eus un bref temps d’arrêt, les yeux emplis de cette scène assurément surréaliste. Toutefois, je ne mis pas un long temps à réagir en accélérant le pas dare-dare. Je vis qu’alentour, les passants ne circulaient guère en très grand nombre. Aucun d’entre eux, à première vue, ne s’était encore aperçu de l’incident qui venait à peine de se dérouler (du moins parmi ceux qui cheminaient dans le sens opposé à celui de ma propre circulation).

Bientôt, voilà que je m’apprêtai à croiser une deuxième personne, un senior aux mains dans les poches, qui respirait la forme physique et avançait en rasant quasiment le mur. Au moment où nous nous retrouvâmes, l’un et l’autre, au même niveau, je ne pus malheureusement pas empêcher ma bouche de s’entrouvrir pour cracher un autre projectile qui fusa plus vite qu’un missile et se planta, ce coup-ci, en plein dans une de ses joues rubicondes. Tout en émettant un petit cri de surprise autant que de douleur, il entreprit de lever le bras vers le point d’impact de la courte tige. Mais il n’eut même pas l’occasion de mener l’ébauche de son geste à terme car, entretemps, il s’était à son tour affaissé contre la base de l’immeuble, où son dos, immédiatement après, avait glissé fort mollement, comme un jus sirupeux qui coule, jusqu’à ce qu’il se retrouve affalé sur le cul et lui aussi, tout raide.

Et ainsi de suite… Aussi fou que cela puisse paraître, le phénomène se reproduisit encore à plus d’une reprise-ce qui, je le concède, eut pour effet de réduire sensiblement le piquant et désagréable encombrement qui avait élu domicile au creux de ma bouche. Ah, s’il n’y avait pas eu cette hécatombe, à mesure que descendais l’avenue !

Quand j’entendis, au loin, le son, d’abord étouffé, des sirènes de police, je compris que j’avais été repéré, comme c’était prévisible.

Je stoppai net ma marche sur le spacieux trottoir arrosé de soleil pâle, bouche désormais aux trois quarts vide, mais le corps, par contre, inondé, dans sa totalité, de sueur gluante.

Mais sans plus une intention, pas même une idée de reprendre la fuite.

 

 

 

 

 

P. Laranco.

Mai 2023.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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