vendredi 6 août 2021

Lecture : Robert MUCHEMBLED, "UNE HISTOIRE DE LA VIOLENCE", Seuil (Collection "L’Univers historique"), 2008.

 

 


 

Au moins depuis le «boom» démographique de la période néolithique, la gestion de la violence a toujours été un des principaux soucis des sociétés humaines.

Cet ouvrage passionnant et très documenté de près de 500 pages attire notre attention, ici, sur la relation étroite que la violence spontanée et impulsive entretient avec la condition masculine et avec l’entrée dans l’âge adulte, âge de toutes les turbulences.

Malgré quelques allusions discrètes à des pays d’Asie, il s’intéresse exclusivement à l’Europe de l’Ouest et à une (très longue) période comprise entre la fin du Moyen-âge (à partir du XIIIe siècle) et…l’aube du XXIe siècle.

On a la surprise d’y découvrir qu’en dehors de toute jacquerie et de toute guerre menée par les «seigneurs» féodaux ou les rois friands de conquêtes, la culture paysanne d’Ancien régime était, dans son essence même, brutale et terriblement xénophobe, travaillée par des antagonismes à fleur de peau entre villages pourtant très proches sur le plan géographique et culturel. Cette agressivité, cette «hargne» ne le cédait en rien à celle qui était de tradition dans la noblesse. Les villages «défendaient» leurs terres et l’accès à leurs filles et le sang ne les rebutait en rien (en dépit de l’influence chrétienne). On est ici loin de l’image que nos bons vieux manuels scolaires nous ont appris à nous forger des «malheureux serfs complètement soumis et passifs». Les jacqueries elles-mêmes ne visaient nullement à «contester» le «système», le pouvoir nobiliaire ou royal; elles étaient, dans tous les cas, dirigées contre des fonctionnaires collecteurs d’impôts que les révoltés dissociaient totalement de l’autorité (sacrée) du roi ou de celle du hobereau local, duquel ils se sentaient fréquemment proches. L’univers rural était – et restait- fondamentalement CONSERVATEUR. Il était, dans la même mesure, frustrant pour les jeunes garçons et jeunes hommes (de 12 à 29 ans) qui, aiguillonnés sans doute par les poussées de testostérone maximales à ces moments de la vie, au summum de leur force physique, de leur impulsivité, de leur énergie et, par contraste, maintenus très longtemps loin du mariage et du pouvoir patriarcal par les membres des générations précédentes qui s’accrochaient fermement et sévèrement à leurs prérogatives, ne trouvaient, pour «se défouler» et, surtout, faire la retentissante démonstration de leur virilité belle et bonne, d’autres exutoires que la provocation par l’invective, le duel au couteau et la rixe, dans le cadre (qui semble éternel) de la bande, du « gang » (lesquels furent appelés, au XVIe siècle, royaumes de jeunesse). Les «vieux», les gens établis, détenteurs de l’autorité, toléraient ces excès qu’ils voyaient comme des sortes de «soupapes de sécurité» inévitables.

Une constatation, à elle seule, pourrait, me semble-t-il, résumer ce livre : La ville police et polit les attitudes..

Le spectaculaire recul de la culture de la violence sans complexe ne fut donc certainement pas, comme il est bien montré tout au long de ces pages, le fait des aristocrates, caste rompue à la brutalité dont le combat était, par excellence, la raison d'être, pas plus qu’il ne fut celui des masses rurales, très largement majoritaires dans toute l’Europe jusqu’au milieu du XIXe siècle. Bien avant d’être pris en main par la volonté étatique organisatrice, dès le Moyen-âge, il fut le fait des VILLES et de la CLASSE BOURGEOISE COMMERÇANTE. Et rien de plus logique, après tout, quand on y pense : le commerce a besoin de paix et de stabilité sociale. La ville, quant à elle, entasse les Hommes et donc, peut devenir très vite une véritable poudrière; mais, infiniment plus que les campagnes, que les grands chemins, elle est facile à contrôler, en raison de ses dimensions et de son caractère longtemps demeuré clos (par des murailles). Dans les villes surpeuplées, l’obsession est d’ÉVITER LES CONFLITS dus à la promiscuité trop grande, virtuellement horripilante. C’est dans les villes que naquirent les premiers embryons de la police. C’est dans les villes que se développèrent l’idéal de maîtrise de soi, d’intériorisation de l’agressivité, de civilité (du latin « civitas », cité). C’est dans les villes, même, que, peu à peu, émergèrent l’introspection, ainsi que l’individualisme : on se réfugia dans le «moi», dans la vie privée et intérieure pour éviter de trop interagir avec celle des inconnus, que l’on apprit à ignorer. C’est dans les villes que, partant, l’on se replia sur le foyer, le «home, sweet home». Les bourgeois des villes enclenchèrent et promurent ce très long processus, qui s’étala du XVI au XIX siècles. Les rois qui cherchaient, de leur côté, à consolider l’état et avaient besoin de mettre au pas la noblesse d’épée et, d’une façon plus générale encore, la jeunesse masculine (quelque fût son origine sociale) surent bien voir ce qu’ils avaient à y gagner, et ils s’allièrent, dans une certaine mesure, à la bourgeoisie émergente; ils créèrent même, en France une noblesse de robe et, comme on le sait si bien, Louis XIV enferma la noblesse d’épée tout près de lui, dans la «cage dorée» de la Cour de Versailles.

En ville, les «mauvais sujets» (marginaux, pauvres, trop nombreux jeunes sans le sou) se trouvèrent, là aussi progressivement, éloignés de la ville, «bannis» (de là nous vient le terme «banlieue»). De nos jours, sous nos yeux, se déroule d’ailleurs la pose de la «touche finale» à cette entreprise qui prit cinq siècles sous les espèces de ce que nos sociologues actuels nomment la «gentrification» des villes.

Quant à la violence gratuite et redoutée des bandes adolescentes transgressives issues des milieux populaires (ruraux, devenus par la suite ouvriers), elle fut canalisée dans les multiples et dévastatrices guerres que connut l’Europe sur son propre sol (y compris, bien entendu, les deux grandes guerres apocalyptiques du XXe siècle), dans l’entreprise coloniale qui, du début du XVIe siècle à la sixième décennie du XXe siècle, assujettit tous les continents, toutes les (nombreuses) autres cultures avec, à la clé, nombre de génocides, de graves maltraitances et de pillages à grande échelle ou par le biais d’institutions mises en place au XIXe siècle, tels l’usine et le travail ouvrier très prenant (qui vidèrent les campagnes), le service militaire obligatoire, l’école (elle aussi obligatoire) et les pensionnats, les institutions répressives judiciaire et carcérale et, pour finir, la promotion du sport.

Résultat : un réel prodige. Vers 1930, la violence meurtrière atteint son étiage en Europe..

Dans l’âme européenne, le meurtre est devenu un tabou intériorisé, un objet absolu de refoulement, d’inhibition, et la vie humaine individuelle a vu sa valeur reconnue et célébrée, pour ne pas dire sacralisée, comme elle ne l’avait sans doute jamais été auparavant. La constatation invite à penser que les pulsions brutales de l’homme […] peuvent pour le moins être spectaculairement contrôlées par la culture..

De tout ceci, il ressort que c’est l’urbanisation qui a dompté la violence. N’est-ce pas assez inattendu ?...

Communément, le grand public occidental s’est forgé, depuis pas mal de temps, une vision passablement négative de l’univers urbain («coupe-gorge», «ville de perdition», anonymat, etc.) et, par contraste, s’est mis (depuis Rousseau, la «bergerie» de Marie-Antoinette et le mouvement romantique de la première moitié du XIXe siècle ? ) à idolâtrer la vie, réputée «plus saine» et "plus douce", du monde bucolique. Robert MUCHEMBLED nous révèle que ces idées relèvent du mythe.

La «paix» est un rêve de bourgeois citadins qui, avant tout, réclament l’ordre. Quant à la violence déstabilisatrice, elle est, le plus souvent, la conséquence d’un «baby-boom» lié à des périodes de pacification, de stabilité sociale et de globale prospérité matérielle. Ce «baby-boom» fait émerger de gros contingents d’adolescents et de jeunes adultes de sexe mâle bourrés d’énergie, avides de se faire une place dans la société telle qu'elle est et exaspérés par les frustrations et les obstacles que l’ordre établi leur oppose en raison de leur immaturité mais aussi du fantasme de dépossession obsessionnel qui a toujours habité les plus âgés, les établis. En soi, cette agitation des jeunes mâles n’a rien de révolutionnaire (même s’il est arrivé que des mouvements révolutionnaires aient pu l’embrigader). La société européenne est toujours, à ce propos, parcourue d’une inquiétude sourde. Quand bien même le continent européen s’est-il, surtout à l’ouest, massivement embourgeoisé, il n’en demeure pas moins qu’une frange d’exclus subsiste, comme autrefois dans les «banlieues» et autres «périphéries» où couvent des colères et des ressentiments juvéniles tout aussi sourds, sans cesse au bord de l'explosion (qui, de temps à autre, d'ailleurs, arrive).

Lisez ce captivant voyage dans un peu plus de cinq siècles d’Histoire des peuples de l’Europe occidentale. Il offre un éclairage original, qui force les questionnements.

 

 

 

 

 

 

 

P. Laranco.







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